Figures du temps dans la poésie d'Adélia Prado

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Olga MMC de Souza

Universidade Federal de Espírito Santo

Grupo de pesquisa "Psicanálise na Universitade"

Traduction de l'article et des textes cités: Michael A. Soubbotnik

 

 

 

 

 

 

Adélia Prado

 

Née au sein d’une famille pauvre le 13 décembre 1935, à Divinópolis, petite ville du Minas Gerais, Adélia Prado mène depuis son enfance une vie sans histoire, semblable à celle de tant d’autres femmes du fin fond du pays, élevées pour le mariage et le service de la famille. Institutrice, elle cesse en effet d'exercer lors de son mariage. Dans une interview elle dit de cet épisode :

 

Quand je me suis mariée, j’ai arrêté de faire la classe. Ça m’a apporté du bonheur, un enrichissement ; je me suis sentie comme la reine de Saba, à ne pas avoir besoin de sortir travailler ; faire la classe me fatiguait, m’a toujours fatiguée, mais je me sentais coupable de ne pas aller travailler, de ne pas faire la classe. (C.L.B., p. 69)

 

Ce n’est que beaucoup plus tard qu’elle se transformera en la dame "bizarre et raffinée", du poème "Puissant désir" que l'on commentera plus loin. Avant cela elle étudiera la musicologie et obtiendra un diplôme en Philosophie. Mère de cinq enfants, très catholique, elle finira par entrer au Tiers Ordre de Saint François, qui, comme on sait, accueille les laïcs.

 

Son activité littéraire commence à quarante ans. Dès l'enfance, confie-t-elle dans une de ses nombreuses interviews, elle s’était mise à écrire, mais sans jamais prendre l'écriture au sérieux. Le premier poème surgit à quatorze ans, lors de la mort de sa mère. Mais c’est en 1972, après celle de son père qu’elle entame son véritable travail poétique. Les années 70 voient la publication de ce travail, timidement tout d'abord, dans les suppléments littéraires de journaux locaux. Puis le critique littéraire et lui-même poète Afonso Romano de Sant'Ana remarque Adélia et envoie quelques-uns de ses poèmes à Carlos Drummond de Andrade qui s’enthousiasme pour sa compatriote du Minas Gerais, et publie en octobre 1975 dans le Jornal do Brasil une chronique élogieuse qui attire l’attention du monde littéraire sur la poétesse inconnue. Bientôt, Imago (éditeur d'œuvres prestigieuses, dont celles de Freud), publie le premier recueil d’Adélia, Bagagem ("Bagage") en 1976.

 

Toutefois, la réception de ces œuvres dans le milieu littéraire n’a pas été et n’est toujours pas unanime comme en témoignent ces quelques commentaires critiques parus en 1982 à São Paulo (Fábio Lucas)

 

Adélia Prado surgit en incarnant une phase de désengagement formel, de franchise du vocabulaire et d’aveu débridé des aspirations quotidiennes. Sa poésie, baignée d’une tonalité naturelle, évoque une jument mystique et dévote lâchée au pré. Elle paraît détruire les canons en même temps qu’elle manifeste une ferveur liturgique de sacristie. (C.L.B. p.71)

 

Pour mieux comprendre ce type de réception il faut le replacer dans le contexte de la période de dictature militaire. La poésie produite à l'époque se répartissait entre, d’un côté, les divers expérimentations formelles introduites par le concrétisme et le tropicalisme depuis les années 50, et de l’autre, la poésie engagée apparue après le Coup d'État militaire de 1964. Or, la poésie d’Adélia ne se situe ni d’un côté ni de l’autre. "Adélia est lyrique biblique, existentielle", écrit Drummond. "Elle fait de la poésie comme il fait beau temps". (C.L.B., p. 73 ; JB, De animais, santo e gente, outubro de 1975, Suplemento literário de Minas Gerais, BH, 23/06/84 n° 925, p.2) Au regard de la diction féminine et féministe qui fleurissait alors, ce lyrisme plongé dans l’univers ordinaire et domestique, semblait faire un pas en arrière dans la conquête de l’émancipation féminine. Sa poésie n’était pas non plus directement engagée dans aucun des mouvements idéologiques opposés à la dictature. Il s'agit par contre d'une poésie baignée de religion catholique et touchant à la mystique.

 

Paru dans Bagagem, son premier recueil, "Puissant désir" est une sorte d’auto-présentation de la poétesse, qui commence négativement par un " Je ne suis pas matrone, mère des Gracques, Cornélia".

 

Elle n'est pas la génitrice de révolutions ou d’enfants-poèmes révolutionnaires du point de vue idéologique ou formel. Elle décline plutôt son véritable prénom sur un ton de défi:

 

je suis femme du peuple, mère d’enfants, Adélia
Je fais à manger et je mange.
Les dimanches je cogne l’os contre l’assiette pour appeler le chien
et lui lance les restes.

 

Cette voix des femmes du peuple qu’elle revendique, elle veut la faire entendre dans la poésie. Nous voyons surgir du poème, presque en un tableau de genre, l'image d'une femme qui s’occupe de la cuisine et qui donne à manger au chien, ce qui au Brésil revêt une signification toute particulière de la part d’une maîtresse de maison, puisqu'une intellectuelle y a les moyens de s’exempter complètement du travail ménager. Ainsi, les premiers vers du poème dépeignent une scène domestique typique des régions rurales du Minas avec pour centre une femme simple aux mœurs un peu rudes :

 

Quand j’ai mal, je crie aïe,
quand c’est bon, je vire sauvage,
sensibilités hors de contrôle.
Mais j’ai mes pleurs,
clartés en-deçà de mon humble estomac
et voix fortissimo dans les cantiques de fête.

 

Cette femme devient, au dernier vers, "bizarre et raffinée comme une dame", grâce à la poésie :

 

Quand j’écrirai le livre avec mon nom
et le nom que je lui donnerai, j’irai avec lui dans une église,
au pied d’une stèle, dans un pré,
pour pleurer et pleurer et pleurer,
bizarre et raffinée comme une dame.

 

Remarquons le "comme" : ce n’est pas que cette femme devienne une dame, qu’elle cesse d’être ce qu’elle était, mais le livre, la mise en scène, la description en poésie, la transforment en dame. Non sans une bonne dose d’ironie critique sur la notoriété. Presque toute l’œuvre d’Adélia Prado se déploie du point de vue de ce personnage féminin. Contentons-nous donc de souligner, sans avoir le loisir de plus amples développements, que l'Adélia du vers, "je suis […] Adélia" est un personnage avec laquelle l’auteur entretient des rapports extrêmement complexes.

 

Plusieurs des thèmes récurrents de la poésie adélienne se retrouvent dans "Puissant désir" : la voix de la femme du peuple maîtresse de maison ; la valorisation du monde sensible, principalement du quotidien féminin, de la routine domestique, en lieu et place de la revendication du droit des femmes à occuper d’autres rôles sociaux ; la présence du corps et la sensualité du rapport au sensible ; le rôle rédempteur de la poésie et de la religion. Référence constante dans les poèmes d'Adélia Prado, le temps se déploie à partir de ce registre féminin que l'on vient d'esquisser. On peut en répartir les figures en trois catégories : 1) le temps humain, qui apparaît en continuité dans la routine du foyer et dans le vieillissement du corps féminin, et que l'on peut représenter par une ligne droite horizontale ; 2) le temps de la nature, temps du retour cyclique du monde végétal et animal, vécu par les femmes dans leur corps sous forme d'éros, et représentable par un cercle ; 3) le temps de Dieu, temps éternel, infini, dont la représentation serait une ligne droite verticale.

 

Les épiphanies sont l’expérience de cette troisième figure du temps, lorsqu’elle fait irruption dans le cours des deux autres. Une droite horizontale discontinue (instants) coupée de droites verticales pourrait en fournir une représentation spatialisée. En tant qu’elles appartiennent au monde sensible, les figures humaine et naturelle du temps se caractérisent par leur finitude. Le passage du temps apporte ici à l’homme la douleur de faire l’expérience de ses propres limites. La troisième figure est celle du pérenne, de l'infini, de l'éternel, capable de calmer la douleur humaine. Cette troisième figure est à la fois temps de Dieu et temps de la poésie, dès lors qu’Adélia considère l’inspiration poétique comme une expérience de la présence de Dieu, faisant ainsi de la voix du poète « un oracle ».

 

La tendance cosmologique d’Adélia réunit ces trois figures du temps dans les instants de révélation épiphanique, où le temps de Dieu, éternel et caché, se manifeste enfin dans les deux autres. Le temps des épiphanies est à la fois temps de l’instant et temps de l’éternel.

 

 

 

image Germina Literatura (www.germinaliteratura.com.br)

 

L’épiphanie comme figure du temps

 

La notion d'épiphanie, dont la critique littéraire fait désormais un usage étendu, est d'origine religieuse. Le terme, du latin ecclésiastique epiphania, remonte au XIIe siècle. Il est calqué sur le grec epiphaneia, apparition, manifestation, brillance, d'epiphainesthai, "apparaître", "se montrer", se donner à voir". En un sens plus restreint, il désigne la "fête chrétienne qui commémore le baptême du Christ et, secondairement, les Noces de Cana, bien que, depuis le Ve siècle, l'Église d'Occident commémore à cette date la visite des Rois Mages en tant qu'elle représente la première manifestation du Christ aux Gentils (12e jour)". En dehors de la liturgie catholique, le terme désigne "l'apparition ou la manifestation révélant Dieu ou une divinité" incarnée "en une forme terrestre"[1]

 

Le champ d'application du terme s'étend ensuite à des réalités ou à des êtres qui ne sont plus spécifiquement religieux, non sans conserver les vestiges de la connotation originale de sacralité. Epiphania devient un équivalent d'apparition, de manifestation ou de révélation pour désigner tant la "manifestation ou la perception de la nature ou de la signification essentielle d'une chose"[2], que l'apparition d'un être divin ou surnaturel.

 

Le terme en vient enfin à s'appliquer à "la représentation littéraire d'une épiphanie"[3]. Cet emploi proprement littéraire ou esthétique prend naissance chez le jeune James Joyce en ce moment presque initial de sa carrière où il passe de la poésie à la prose. Reprise principalement aux États-Unis, l'épiphanie est ensuite devenue une notion-clef de la critique joycienne avant de voir son usage s'étendre à d'autres auteurs, ce qui lui confère une généralité qui justifie l'emploi que nous allons en faire en l'appliquant aux textes d'Adélia Prado. Au reste, nous ne faisons que suivre Adélia, qui en fait le titre d’un de ses poèmes.

 

Cette extension de la notion initiale, pour féconde qu'elle soit, la rend imprécise puisqu'elle en vient à désigner simultanément des procédés extrêmement divers. Afin donc de mieux saisir la portée de cette transformation, nous remonterons brièvement le cours de l'histoire pour mettre en relief le sens original du terme dans l'univers littéraire.

 

Joyce, qui avait débuté sa carrière en écrivant des poèmes, demeurait passablement incertain de leur valeur, et finit par conclure qu'il pourrait atteindre à "plus de subtilité" dans la prose que dans le vers. C'est alors, entre 1900 et 1903, qu’il commença à composer "une série de ce que, dans son souci de ne prendre modèle sur personne, il se refusa à nommer des "poèmes en prose", inventant pour eux l’appellation surprenante d’"épiphanies"[4].

 

Joyce tenait en haute estime les pièces ainsi nommées. Il les montrait aux intellectuels dublinois comme s'il s’était agi de véritables objets précieux. "Il pensait qu'il revenait aux hommes de lettres de recueillir ces épiphanies avec le plus grand soin puisqu'elles étaient elles-mêmes les instants les plus délicats et les plus évanescents"[5]. Le traitement particulier donné à ces morceaux s'explique par le fait que des fragments de ce genre correspondaient particulièrement bien à ce que Joyce considérait comme la tâche de l'artiste : être le porteur de révélations, et interpréter "pour les hommes les grandes choses qui demeurent cachées à leurs yeux" grâce au sens poétique dont il est doué[6]. Dans le cas de Joyce, ces révélations, en dépit de l'origine religieuse du terme d'épiphanie, ne se rapportent pas seulement aux dieux, mais encore et surtout aux hommes ; ni seulement aux situations et aux moments triomphaux ou exceptionnels d'une vie, mais principalement à ses moments ordinaires, banaux, voire même déplaisants.

 

Ces fragments rassemblés sous le terme d'épiphanies se présentent comme des textes énigmatiques, soit que la banalité de ce qu'ils relatent rende problématique la raison pour laquelle une telle importance leur a été donnée; soit que l'énigme réside dans le style même qui en fait des messages incompréhensibles rédigés en une langue inconnue ou difficilement déchiffrable (Ellmann, 1989: 116). Voici la transcription de l'une des onze épiphanies qui sont utilisées dans le Portrait de l'artiste en jeune homme :

 

Tout en haut de la vieille maison aux fenêtres sombres : la lumière d’un foyer dans la pièce étroite : dehors, le crépuscule. Une vieille femme s’affaire, préparant le thé ; elle parle de changement, de ces manières étranges, et de ce que le prêtre et le docteur ont dit… J’entends ses paroles au loin. Je vagabonde parmi les braises, sur les chemins de l’aventure… Ah ! mon Dieu ! Qu’y a-t-il dans l’encadrement de la porte ?… une tête de mort, un singe ; une créature attirée ici vers le feu, vers les voix : une créature imbécile.
- Est-ce Mary Ellen ?–
- Non, Eliza, c’est Jim.
- Ah… Ah, bonsoir Jim.
- As-tu besoin de quelque chose, Eliza ?
- Je croyais que c’était Mary Ellen...Je croyais que tu étais Mary Ellen, Jim. [7]

 

On trouve un autre exemple dans ce fragment de dialogue tiré de Stephen Hero :

 

Un soir, un soir embrumé (…) le cerveau agité par la danse de toutes ses pensées, un incident trivial lui fit concevoir quelques strophes ardentes qu’il intitula : Villanelle de la tentatrice. Une jeune personne se tenait sur les marches d’une de ces maisons en brique brune, incarnation parfaite, semble-t-il, de la paralysie irlandaise. Un jeune homme s’appuyait sur la grille rouillée de la cour. Stephen saisit en passant les bribes suivantes du dialogue et en garda une impression si vive que sa sensibilité en demeura profondément affectée.
La jeune fille - (d'une voix légèrement traînante) Ah, oui...j'étais...à la... cha...pelle....:
Le jeune homme - (inaudible) : Je...(toujours tout bas)...Je...Je…
La jeune fille– (avec douceur)... ah...mais... vous ê…tes...très... mé …chant.
Cet incident trivial lui donna l’idée de rassembler un certain nombre de moments de ce genre pour en faire un recueil d’épiphanies.[8]

 

Autant qu'au lecteur, le sens du dialogue échappe à Stephen qui l’entend en passant. Toutefois, cet incident l’affecte intensément et produit sur lui une impression assez vive pour lui donner l'idée de recueillir de tels instants dans un livre. Suit la définition originale du terme épiphanie : «une manifestation spirituelle soudaine, dans la trivialité du discours ou du geste, ou dans une phase mémorable de l'esprit lui-même.»[9] Ces instants sont d’une grande importance pour un homme de lettres : "Il pensait qu’il incombait à l’homme de lettres d’enregistrer ces épiphanies avec en soin extrême, car elles représentaient les moments le plus délicats et les plus fugitifs." (trad. Aubert, p. 512)

 

Ce concept entre en rapport avec la théorie esthétique occasionnellement développée par Joyce à partir de Saint Thomas d'Aquin, et que le même Stephen Dedalus expose, comme "le mécanisme intérieur de l’appréhension esthétique" :

 

"Tu sais ce que dit Saint Thomas d'Aquin : la beauté requiert trois choses: intégrité, symétrie et rayonnement.(…) Observe le comportement de ton esprit à toi en présence d’un objet hypothétiquement beau."[10]

 

Stephen explique qu'afin appréhender l’intégrité de l’objet, l’esprit divise l’univers en deux parts – l’objet lui-même et le vide qui l’entoure –; qu'ensuite, il l’analyse et reçoit l’impression de sa symétrie; et que, finalement, vient le moment appelé « épiphanie », où l’esprit appréhende la troisième qualité, la claritas, le rayonnement :

 

D'abord, nous reconnaissons que l'objet est une chose une dans son intégrité; ensuite, nous reconnaissons qu'il est une structure composite et organisée, une chose factuelle; et finalement, quand la relation entre les parties est ajustée au point particulier, nous reconnaissons qu'il est cette chose qu'il est. Son âme, sa "quiddité", jaillit pour nous du vêtement de son apparence. L'âme de l'objet le plus commun, dont la structure est ainsi ajustée, nous paraît rayonner. L'objet atteint son épiphanie[11].

 

Entre 1900 et 1903, Joyce mena à bien le projet esquissé dans Stephen Hero en réunissant ces courts textes, ces fragments en prose baptisés "épiphanies". Une quarantaine d’entre elles a été conservé pour n'être publiée en recueil qu’après sa mort. Joyce avait néanmoins déjà introduit un certain nombre de ces textes dans ses œuvres, de Dubliners à Finnegan’s Wake, si bien que leur usage avait tendu à se modifier suivant les transformations de son écriture. En outre, le terme cesse d'apparaître explicitement à partir du Portrait tout en demeurant implicite jusque dans l'œuvre ultime. Dans Ulysse, Stephen se réfère à ces épiphanies qui avaient eu tant d'importance dans sa jeunesse, mais sans la révérence des premiers temps. Le ton est devenu ironique. "Souviens-toi de tes épiphanies inscrites, profondément, sur des feuilles vertes, ovales, copies à envoyer en cas de décès à toutes les grandes bibliothèques du monde, y compris Alexandrie?"[12]. Theodore Spencer rappelle cependant que les épiphanies continuent de jouer un rôle central "dans la compréhension de Joyce en tant qu'artiste et nous devons considérer que ses travaux successifs en sont autant d'illustrations, d'intensifications et d'amplifications."[13]

 

Une fois insérées dans le contexte d'une œuvre, les épiphanies perdent un peu de leur caractère énigmatique. La particularité initiale de leur rapport au sens (ou au non-sens) échappe au lecteur puisqu'elles s’articulent à l'ensemble du texte où elles finissent par s'intégrer. Pour les reconnaître, il faut les prendre isolément et c'est alors seulement que l'on perçoit qu'elles sont le "centre de gravité ou mieux encore les trous noirs de l'univers joycien, marquant en lui un foyer de non-sens radical"[14].

 

Catherine Millot (1987) attire l'attention sur le caractère non métaphorique des événements dans les épiphanies. Ils sont plutôt des résidus métonymiques de scènes dont la trivialité surprend le lecteur pour qui ne se reproduit pas la révélation qui les accompagne chez celui qui en fait l'expérience et la raconte. Le récit témoigne ainsi de quelque chose qui a trait au caractère intransmissible de la présence d'"un irréductible réel"[15].

 

Si les remarques de la psychanalyste Catherine Millot conduisent à référer les épiphanies au registre lacanien du réel, celles du littéraire Jacques Aubert permettent d'approcher ce qui est en question dans cette référence lorsqu’il explique que l’épiphanie "n’est pas l’âme de l’objet (qui) se dégage d’un bond" (Joyce, Portrait), mais qu'elle "concerne le sujet" (Aubert, "Introduction générale", p. LVI), remarque qui, peut-on dire, identifie le réel à une partie du sujet, la plus inconnue de lui-même, qui se montre à lui comme une chose sur la scène du monde.

 

Revenons maintenant à Adélia Prado. On trouve le terme "épiphanie" dans le titre d'un de ses poèmes ainsi que dans divers articles critiques sur son œuvre[16]. Pour comprendre ce que peuvent être les épiphanies chez Adélia, nous partirons de l'analyse de quelques poèmes que l'on peut qualifier d'épiphaniques. Nous tâcherons de souligner les nuances et les particularités de ces épiphanies, sans nous occuper de leur chronologie, réservant à un travail ultérieur l'étude de leur possible évolution ou transformation dans l'histoire de l'œuvre.

 

Notons d'emblée qu'à l'inverse des épiphanies joyciennes, les épiphanies adéliennes sont chargées d’un sens religieux et doivent être appréhendées comme des manifestations du divin. Certes, comme celles de Joyce, elles se montrent sur la scène du monde mais cela s’explique par le fait que la religiosité d'Adélia Prado a pour caractéristique marquante de s'étendre au monde sensible et humain, principalement au quotidien de la femme. En témoigne "Méditation au bord d'un poème". Après une phrase d'incipit (1-5) :

 

Podei a roseira no momento certo
e viajei muitos dias,
aprendendo de vez
que se deve esperar biblicamente
pela hora das coisas.
J'ai taillé le rosier au bon moment
et voyagé bien des jours,
apprenant à l'occasion
qu'il faut attendre bibliquement
l'heure des choses.

 

Le poème rayonne à partir des vers 6-12:

 

Quando abri a janela, vi-a,
como nunca a vira,
constelada,
os botões,
alguns já com o rosa-pálido
espiando entre as sépalas,
jóias vivas em pencas.
Quand j'ai ouvert la fenêtre, je l’ai vu,
comme jamais je ne l'avais vu,
constellé,
boutons,
certains déjà en rose pâle
à l'affût entre les sépales,
vivants bijoux en grappes.

 

Ces vers concentrent un moment de suspens, un instant de révélation, la capture du Je lyrique par une scène soudainement visible à travers l'ouverture de la fenêtre, bordée de ce cadre qui la détache du reste de la scène d'ensemble. La conjonction initiale marque l'incidence du temps. Sous l'effet de la perception concomitante à l'ouverture de la fenêtre, on passe du temps linéaire du monde, limité, humain, à un temps autre. Tout commence par la taille du rosier, par une action apparemment triviale de jardinage, une des modalités du travail domestique séculairement attribué aux femmes. C'est au sein de cette activité féminine et prosaïque, monotone et sans intérêt particulier, que la fenêtre s'ouvre en son temps qui n'est pas un temps de la volonté consciente mais "l'heure des choses" dont le cours suit un autre ordre. L’objet de "l’expérience épiphanique" est décrit dans l'encadrement de cette fenêtre : le rosier constellé, en bouton. Cet objet opère le passage du temps de la routine au temps de la nature, introduisant la dimension du retour cyclique de la vie avec l'idée de printemps (septembre est le début du printemps austral), dans les roses en bouton. Et de là, au troisième temps, le temps de Dieu, le miracle (13-19) :

 

Minha dor nas costas,
meu desaponto com os limites do tempo,
o grande esforço para que me entendam
pulverizaram-se
diante do recorrente milagre.
Maravilhosas faziam-se
as cíclicas perecíveis rosas.
Mes douleurs dans le dos,
ma déception devant les limites du temps,
l'effort énorme pour me faire entendre
se pulvérisèrent
face au miracle récurrent.
Merveilles se faisaient
les roses cycliques périssables.

 

Ce passage ne donne pas lieu à une compréhension ordinaire ni à une connaissance acquise à force de travail délibéré sous le contrôle (et la maîtrise) de la volonté consciente (20-29) :

 

Ninguém me demoverá
do que de repente soube
à margem dos edifícios da razão:
a misericórdia está intacta,
vagalhões de cobiça,
punhos fechados,
altissonantes iras,
nada impede ouro de corolas
e acreditai: perfumes.
Só porque é setembro.
Personne ne me dissuadera
de ce que soudain j'ai su
aux marges des édifices de la raison:
la miséricorde reste intacte,
lames de cupidité,
poings fermés,
colères altissonnantes,
rien n'empêche or de corolles
et croyez-le: parfums.
Car simplement septembre est là.

 

Le savoir est ici d'un autre ordre. Il s'impose en son temps propre, hors de toute maîtrise de la part du sujet. Le vers 21 ("de ce que soudain j'ai su") témoigne de l'intrusion subite d'un savoir déjà là, tout constitué, qui n'est nullement le fruit des étapes de la construction progressive d'une connaissance "rationnelle", méthodique, mais qui, dans la soudaineté de son irruption, semble venir d'un autre lieu où il était déjà en attente – autre lieu dont il nous incombe précisément d'interroger le statut.

 

Ce savoir est situé "aux marges des édifices de la raison", et le mot "miracle" du vers 16, lui confère une interprétation franchement religieuse dont le terme "bibliquement" du quatrième vers marque le contexte judéo-chrétien. Il possède aussi la caractéristique particulière d'une certitude que le vers 20, "Personne ne me dissuadera", décrit comme imperméable aux arguments de quelque autre être humain que ce soit, à l'exact opposé de ce qui caractérise un savoir d’entendement (y compris empirique, comme celui par lequel on sait à quel moment tailler le rosier).

 

L'irruption d'une autre scène au sein du quotidien s'accompagne d'un affect que le vocabulaire du poème désigne comme le "merveilleux" : "Merveilles se faisaient/ les roses cycliques périssables." (vers 18-19). Cet affect qui provient de la transformation qu'opère, dans l'insipidité du trantran quotidien, la vision de l'ouverture soudaine de la fenêtre, se trouve directement lié à la production de l’autre modalité du temps. La "déception devant les limites du temps" (vers 14), devient émerveillement devant son caractère cyclique. Le cycle et la répétition qui se montrent à la renaissance de la vie en floraison sont perçus comme les traces, sur la nature, d’un ordre qui relève de l’éternel. Les "douleurs dans le dos", (vers 13) sont les effets du temps qui passe, du vieillissement du corps, et "l'effort énorme pour me faire entendre" (vers 15) fait allusion aux malentendus dans les relations humaines. Ces petites ou grandes souffrances de la vie humaine perdent de leur importance devant la vision du caractère cyclique de la renaissance des fleurs. L’instant de la vision à l’ouverture de la fenêtre est capable de produire des effets sur le sens des événements de la vie humaine et de permettre en même temps l’accès au temps éternel. La révélation épiphanique ne saurait ici se réduire à une compréhension intellectuelle, limitée au champ cognitif, puisqu'elle repose par-dessus tout sur un effet affectif que l'on pourrait qualifier d'apaisement de l'angoisse. Le poème donne un contenu à cette angoisse : elle n'est pas indéterminée, mais causée par le sentiment de la fuite du temps, de la mort annoncée par le vieillissement, du caractère transitoire de la vie et de l'impuissance de l'être humain. L'épiphanie indique le dépassement de ces limites, présentifié dans la fenêtre ouverte, et la transformation de l'expérience du temps par l'introduction d'une dimension d'éternité là où l'on ne voyait que finitude et mort.

 

Toutefois, ce dépassement n'est pas explicitement lié à la perspective d'une vie après la mort dans un monde suprasensible. La religion d’Adélia est assez particulière à cet égard. On cherche en vain dans le poème la mention explicite d'une croyance en l'immortalité de l'individu comme tel. L'apaisement est obtenu par la pulvérisation de l'expérience vécue individuelle ("lames de cupidité, / poings fermés, / colères altissonnantes", v. 24-26) au profit de cette autre expérience consistant à se situer au sein d'un ordre plus ample, cyclique, qui enveloppe la nature et le monde sensible mais qui vient de Dieu. La miséricorde divine, que la perception d'une souffrance imposée paraissait remettre en doute, est alors restituée ("la miséricorde reste intacte", v. 23). Taillée ici, elle renaît là.

 

Nous sommes donc en présence d'une forme très particulière de transcendance de l'expérience immédiate et individuelle dans ce passage à une dimension de permanence qui est la conséquence de l’effacement des limites de l'individualité et de la subjectivité dans un contexte naturel et sensible élargi. Et la disparition de l’individu cesse d’être douloureuse, parce qu’il survit dans le tout. Dès lors, il n’est plus possible de soutenir la distinction habituelle entre l’objectif et le subjectif. Cela qui donne accès au troisième temps dans lequel la permanence du tout dépasse le caractère transitoire de l'individu, s'appelle Dieu. Ainsi les derniers vers de "O nascimento do poema" ("Naissance du poème") :

 

[…] escrevo os poemas
pra velar o que ameaça minha fraqueza mortal.
Recuso-me a acreditar que homens inventam as línguas,
é o Espírito quem me impele,
quer ser adorado
e sopra no meu ouvido este hino litúrgico :
baldes, vassouras, dívidas e medo,
desejo de ver Jonathan e ser condenada ao inferno
Não construí as pirâmides. Sou Deus.
[…] j’écris les poèmes
pour voiler ce qui menace ma faiblesse mortelle.
Je me refuse à croire que des hommes inventent les langues,
c’est l’Esprit qui me pousse,
il veut être adoré
et me souffle à l’oreille cet hymne liturgique :
des seaux, des balais, des dettes et de la peur,
je désire voir Jonathan et qu’on me condamne à l’enfer.
Je n’ai pas construit les pyramides. Je suis Dieu.

 

Examinons à présent le poème intitulé "Epifania":

 

Você conversa com uma tia, num quarto.
Ela frisa a saia com a unha do polegar e exclama:
"Assim também, deus me livre".
De repente acontece o tempo se mostrando,
espesso como antes se podia fendê-lo aos oito anos.
Uma dessas coisas vai acontecer
um cachorro late, um menino chora ou grita,
ou alguém chama no interior da casa:
"O café está pronto".
Aí, então, o gerúndio se recolhe
e você recomeça a existir.
Tu bavardes avec une tante, dans une chambre.
Elle fronce sa jupe de l'ongle du pouce et s'exclame :
"Encore! Doux Jésus!"
Soudain le temps survient en se montrant,
épais à fendre comme avant à huit ans.
Il va se produire une des choses suivantes:
un chien aboie, un enfant pleure ou crie,
quelqu'un appelle de l'intérieur de la maison:
"Le café est servi".
Alors, ici, le gérondif se replie,
tu recommences à exister.

 

Le Je lyrique est ici en seconde personne, si bien que le sujet est altéré dans la mesure où il est, si l'on peut dire, "autrifié". La relation au temps, une constante des épiphanies adéliennes, est de nouveau centrale. La phrase entamée au vers 4 ("Soudain le temps survient en se montrant,") et qui s'achève, après la virgule, au vers suivant ("épais à fendre comme avant à huit ans") présente une syntaxe qui la rend à la fois fuyante et résistante à la compréhension. Elle sollicite du lecteur un effort de re-ordonnancement, par suppression de la virgule, par exemple : "le temps en se montrant épais [...] comme avant à huit ans". L'ordre/désordre de la phrase reproduit l'ordre/désordre de l'expérience dont elle témoigne. Les souvenirs de la huitième année, invasion du temps passé, se superposent au temps présent et "l'épaississent" (le "chargent"?) Fendre ce temps épaissi donne à voir cette superposition temporelle. Par opposition à la première modalité du temps, celle de la linéarité et de la succession, le poème nomme ce temps épaissi: "temps du gérondif"[17]. Le temps du gérondif peut s'avancer mais aussi se replier, et lorsqu'il se replie l'existence reprend son cours régulier. Avance et repli d’une figure du temps dont la survenue est annoncée par une suspension matérialisée par cette virgule étrangement placée après "le temps en se montrant".

 

Suit l'indication de ce qui peut faire se replier ce temps épaissi : le cri animal, le cri humain non articulé, la parole. On pourrait croire à une progression du pur signal jusqu'à la signification verbale, mais en fait, les trois événements sont équivalents dans leur effet sur le temps ("Il va se produire une des choses suivantes" v.5). De même, dans "Naissance du poème" (v.6-8) :

 

Sinais valem palavras,
palavras valem coisas,
coisas não valem nada.
Les signaux valent les mots,
les mots valent les choses,
les choses ne valent rien.

 

Dans "Vigília" ("Veille"), la soudaineté de l'irruption de l'expérience épiphanique suspend le geste en cours et opère, dans le sujet lyrique, un couplage paradoxal de lucidité et d'incompréhensible (v.1-4) :

 

O terror noturno decepou a minha mão
quando ia pegar minha roupa de dormir.
Parei no meio do quarto, uma lucidez tão grande,
que tudo se tornava incompreensível.
La terreur nocturne m'a tranché la main
quand j’allais prendre ma chemise de nuit.
Je me suis arrêtée au milieu de la chambre, tant de lucidité
que tout devenait incompréhensible.

 

La terreur initiale se répand jusqu'à ce que tout se teinte d'étrangeté. Tout, qu'est-ce à dire? Le poème répond aussitôt : objets, ou détails des objets, énumérés dans le désordre, bribes métonymiques de la scène environnante (5-12) :

 

O contorno da cama, de tal jeito quadrado e expectante,
o cabo de um serrote mal guardado, minha nudez
em trânsito entre a porta e a cadeira.
Claramente legíveis e insolúveis, uma campina
de sol e ar sem nuvens, a risada dos meninos
no campo retalhado de trator, as bodas de prata
do homem que fala sempre: ‘Qual é o meu erro que
minha vontade é estar morto?’
Le contour du lit, si carré dans son expectative,
un manche de scie mal rangé, ma nudité
transitant de la porte à la chaise.
Clairement lisibles et insolubles, une campagne
d'air sans nuages et de soleil, le rire des enfants
dans le champ tailladé au tracteur, les noces d'argent
de l'homme qui va disant: "Elle est où mon erreur,
que je veuille être mort ?"

 

L'idée qu’un simple mouvement du pied ait le pouvoir de soutenir ou de faire s'effondrer une maison sur la famille qui l'habite, exprime la possibilité d'une intervention magique dans le cours des événements, qui s’accorde bien à l’équivalence entre les mots et les choses qui caractérise la pensée magique où le sens métaphorique se perd. (v.13-14) :

Uma família fez sua casa no morro,
se eu mover o meu pé, a casa despenca.
Une famille a bâti sa maison sur le morne,
que je remue le pied et la maison s'écroule.

 

D'où l’exigence de garder le corps immobile, dictée par l'expérience subjective de pouvoir agir à distance sur la réalité objective de la maison. Derrière tout cela, il y a l'Esprit de Dieu qui meut toute chose et qui, de Sa présence, suscite l'expérience épiphanique. Celle de ce poème, dominée par la "terreur nocturne", n'est pas plaisante et débouche sur l'attente du retrait de l'Esprit de Dieu, qui permettra le sommeil et le repos (v.15-fine):

 

O Espírito de Deus, movendo o que lhe apraz,
move a moça – que jurei não ser poeta –
a dizer cheia de graça: ‘coisa mais engraçada deve ser
o Presidente chupando laranja!’
o Espírito de Dieu é misericordioso,
vai desertar de mim pra eu poder descansar,
vai me deixar dormir.
L'Esprit de Dieu, remuant ce qui lui plaît,
pousse la jeune fille – que j’ai juré ne pas être poète –
à dire pleine de grâce: "le plus drôle ça doit être
le Président qui suçote une orange!"
l'Esprit de Dieu est miséricordieux,
va déserter de moi pour que je puisse me reposer,
va me laisser dormir.

 

Énumérons quelques-unes des caractéristiques des épiphanies rencontrées dans les poèmes que nous venons d’étudier. Elles présentent une expérience, rapportée en première ou en seconde personne, et marquée dans les deux cas par une altération des limites du moi, des objets et du temps:

 

1. Altérations de l'expérience du temps.

1.1. Irruption soudaine d'une discontinuité.

1.2. Suspension de la perception de la successivité linéaire du temps, soit par densification synchronique soit par effet de retour du temps cyclique.

1.3. Perception paradoxale d'une durée infinie en un instant.

2. Expérience d'étrangeté des objets banals du quotidien (déréalisation).

3. Altération des limites entre le moi et le monde.

4. L'expérience a une dimension d'affect, plaisant ou douloureux selon les cas, mais toujours intense.

5. L'expérience comporte une altération du sens de la scène ou de l’objet perçu, interprétés comme manifestations divines.

6. L'expérience comporte deux moments. Premier moment : sa description, qui est celle d'une perte du sens usuel et du passage au non-sens. Ce premier moment s’accompagne d’un sentiment d’étrangeté. Second moment : son interprétation comme manifestation divine, qui la sauve de cette forme de non-sens pour lui conférer un sens nouveau. Le deuxième moment s’accompagne d’un tout autre sentiment, religieux cette fois.

 

Dans les deux premiers poèmes, aucune mention explicite ne nous permet de dire que les expériences décrites (que nous avons qualifiées d'épiphanies) soient des expériences de contact avec Dieu, ni qu'elles impliquent Sa présence. Toutefois, le troisième poème et bien d'autres textes d'Adélia autorisent cette lecture, même lorsqu'ils ne rapportent aucune épiphanie. C'est le cas de "Mural" ("Mural") où les mêmes cycles naturels qui apparaissaient dans "Méditations au bord d’un poème", sont maintenant d'abord assimilés à la femme, à la routine féminine (v.1-11) :

 

Recolhe do ninho os ovos
a mulher
nem jovem nem velha,
em estado de perfeito uso.
Não vem do sol indeciso
a claridade expandido-se,
é dela que nasce a luz
de natureza velada,
é seu próprio gosto
em ter uma família,
amar a aprazível rotina.
Elle retire les oeufs du nid
la femme
ni jeune ni vieille,
en parfait état de marche.
Elle ne vient pas du soleil indécis
la clarté qui s'épand,
c'est d'elle que naît la lumière
de nature voilée,
c’est son plaisir à elle
d'avoir une famille,
d'y aimer la plaisante routine.

 

pour l'être ensuite "à la routine parfaite de Dieu" (12-fine) :

 

Ela não sabe que sabe,
a rotina perfeita de Deus:
as galinhas porão seus ovos,
ela porá sua saia,
a árvore a seu tempo
dará suas flores rosadas.
A mulher não sabe que reza:
que nada mude Senhor.
Elle ne sait pas qu'elle sait,
la routine parfaite de Dieu:
les poules pondront leurs oeufs,
elle mettra sa jupe,
l'arbre en son temps
portera ses fleurs rosées.
La femme ne sait pas qu'elle prie :
Seigneur que rien ne change.

 

Adélia parle dans divers entretiens de la poésie comme d'une expérience du divin. L'épiphanie est expliquée par une visite de l'Esprit de Dieu, dont l'effet peut aussi bien être agréable comme dans Méditations, que terrifiant comme dans Veille.

 

Les vers suivants d’"Absence de la poésie" (v.1-2, 27-30) constituent un appel à l'inspiration, et établissent une équivalence entre l'inspiration poétique et la venue de la parole de Dieu aux lèvres des prophètes :

 

Aquele que me fez me tirou da abastança,
há quarenta dias me oprime no deserto.
[…]
Ó Deus de Bilac, Abraão e Jacó,
esta hora cruel não passa?
Me tira desta areia, ó Espírito,
redime estas palavras do seu pó.
Celui qui m'a faite m'a tiré de l'aisance,
voilà quarante jours qu'il m'opprime au désert.
[…]
Ô Dieu de Bilac, d'Abraham et Jacob,
cette heure cruelle ne passera donc pas?
Tire-moi de cet ensablement, ô Esprit,
délivre ces mots de leur poussière.

 

Voilà des vers qui font du Dieu du poète[18] le Dieu d'Abraham et de Jacob, un amalgame que l'on retrouve un peu partout dans le discours d’Adélia, qui attribue au poète la fonction d'un messager, du porte-parole d'une révélation venue d'un autre lieu, divin : "C'est l'Esprit Saint", explique-t-elle, "Il veut parler et il se sert de moi. Dans ces moments-là, je suis un oracle."[19]

 

Les poètes, les prophètes, les mystiques sont tous confrontés à ce qui vient "d'un autre lieu" (que les psychanalystes appellent "une autre scène"), mais chacun d'eux explique à sa façon la tâche de faire passer dans le langage cet irréductible réel. Millot, commentant ce point de convergence des différentes lectures de la rencontre du réel, rappelle l’usage du mot "vocation", commun au poète et au religieux :

 

si nous parlons de vocation à propos du poète et du religieux, c'est parce qu'elle trouve aussi son origine dans une rencontre avec un réel qui fait appel à la symbolisation, un appel reçu de l'Autre, qui est vécu comme une exigence, voire même un choix.[20]

 

Adélia Prado ne comprend pas très différemment la poésie. "Pour moi", précise-t-elle, "la définition la plus parfaite de la poésie est la révélation du réel. Elle est une ouverture sur le réel. Voilà ce qu'est la poésie pour moi. Elle m'arrache à la cécité."[21] Ce réel ultime derrière toutes choses est Dieu :

 

Pour moi, expérience religieuse et expérience poétique sont une seule et même chose. Parce que l'expérience qu'a un poète devant un arbre, par exemple, cette expérience qui va devenir poème, est à ce point révélatrice du réel, de l'être de cet arbre, qu'elle me ramène nécessairement au fondement de cet être. L'origine, c'est-à-dire l'aspect fondateur de cette expérience, n'est pas l'arbre en soi mais une chose qui est en deçà de l'arbre en soi et qui, finalement, est Dieu, vous voyez ?[22]

 

Mais s'il est vrai pour Adélia Prado que Dieu se rend présent dans l'activité poétique, elle ne semble pas limiter exclusivement cette présence au champ de la parole poétique ou aux poètes. La poésie est dans les choses, parfois dans les objets les plus profanes du monde, comme l'exprime ce vers de "O Despautério" ("L’incartade") (v.21) : Sempre disse: a poesia é o rastro de Deus nas coisas/ J'ai toujours dit : la poésie est la trace de Dieu dans les choses.

 

L'interpénétration de la poésie et de la présence de Dieu dans le quotidien, surtout le quotidien féminin, s'annonce par l'étrangeté qui atteint les objets de l'expérience épiphanique. "Je ne peux voir le métaphysique, le divin, qu'à travers le concret et l'humain", confie-t-elle dans une entrevue accordée à Ellen Watson, sa traductrice américaine.

 

L'épiphanie adélienne est le témoignage écrit d'une expérience, réelle ou imaginaire, du Je lyrique. Que l'auteur, Adélia Prado, se montre dans les entretiens très proches de ce Je lyrique, ne doit pas nous inciter à les confondre. Il nous faut donc tenter une analyse de cette expérience en tant qu’elle est devenue écriture, autrement dit la lire dans les poèmes et à travers les mécanismes de production du sens. Ce qui nous frappe dans ces épiphanies qui se passent au niveau des objets, non des mots, est que ces objets du monde quotidien sont pris comme des signifiants dans la mesure même où il se produit une vacillation autour de leur sens. C’est le signifiant dans le réel.

 

Dans l'épiphanie complète se produit finalement le couplage de deux modalités du temps : celle des objets du monde quotidien et celle du divin. Il y a là le couronnement d'un double mouvement. En premier lieu, certains éléments, choses, situations, etc., du monde (convenons de les appeler des "objets"), de familiers deviennent étrangers. Il se produit un évidement de leur sens ordinaire qui fait que "tout [devient] incompréhensible" ("Veille", v.4). On peut qualifier cet évidement du sens de moment de déréalisation. Il s'accompagne d'un affect spécifique déplaisant, dont l'intensité varie de la fadeur à la terreur. Vient ensuite l'introduction d'un sens nouveau, transformé, qui modifie la relation du sujet aux objets et au temps. Les objets et le monde y reprennent un sens, mais autre. L'affect qui accompagne ce moment est plaisant (émerveillement), et c'est ici qu'Adélia situe la perception de la présence divine. Ni "Veille", ni "Épiphanie" ne représentent ce second moment, ce qui montre que nous avons chez Adélia des poèmes décrivant une épiphanie complète et des poèmes décrivant une épiphanie incomplète.

 

Déjà, dans "Méditation", le premier moment est seulement présupposé mais non décrit. Toutefois, le poème illustre le cycle complet de l'épiphanie adélienne, puisque les "signifiants-choses" du monde féminin s'associent en un circuit nouveau en s'imprégnant de la dimension divine. Un autre poème qui représente le second moment est "Mural", où la femme elle-même est l’objet qui s’épiphanise, en tant que située à la racine des tentatives successives de rendre compte de l'expérience épiphanique:

 

Não vem do sol indeciso
a claridade expandido-se,
é dela que nasce a luz
de natureza velada,
[...]
Ela não sabe que sabe,
Elle ne vient pas du soleil indécis
la clarté qui s'épand,
c'est d'elle que naît la lumière
de nature voilée,
[...]
Elle ne sait pas qu'elle sait,

 

Nous devons maintenant déterminer si et dans quelle mesure la scène épiphanique peut être assimilée à la dimension symbolique, malgré l'étrangeté dont se font porteurs les objets communs investis du sens autre. Se référant aux épiphanies joyciennes, Catherine Millot affirme que "dans les épiphanies, Joyce ne s'essaye nullement à métaphoriser l'événement. Elles ressemblent plus à des résidus métonymiques, à des balises, des marques sans mémoire, restes obscurs d'une conflagration muette. Significations mortes où ne circule nul sens nouveau, ces scènes, fragments du dialogue, semblent être les témoignages aveugles et inutiles de l'indicible."[23] Cela s'applique aussi à ce que nous avons appelé le premier moment de l'expérience décrite dans les épiphanies adéliennes, mais peut être pas au second moment où s'opère un réaménagement du sens du monde. Si le premier moment d’étrangeté des épiphanies joyciennes est semblable à celui des épiphanies adéliennes, le deuxième moment diffère. L'épiphanie est prise chez Joyce dans un contexte esthétique et vient s'insérer dans les romans sans que lui soit injecté un sens nouveau. Chez Adélia Prado, le contexte religieux (identifié au poétique) lui confère le rôle de signe de la présence de Dieu. Se produirait alors – hypothèse à vérifier – une opération métaphorique.

 

Quoi qu'il en soit, les épiphanies que nous avons analysées ont une dimension signifiante, les objets-signifiants épiphanisés, et une dimension affective, l'étrangeté décrite comme le signe de la présence divine. Ce sentiment est une altération du sentiment de la réalité, accompagné de la certitude subjective de vivre l'expérience de la véritable réalité. Un tel sentiment ne se produit que dans les situations particulières où le signifiant passe au réel, quand quelque chose du sujet fait retour non pas dans la subjectivité, mais dans le monde. Ce passage au réel, dans lequel les mots et le choses sont identifiés, est responsable de l'altération du sentiment de réalité et s'accompagne du sentiment de pénétrer sur le terrain du sacré, du religieux, aussi bien que par l’effacement des limites entre l’intérieur et l’extérieur, entre le moi et le monde.

 

On peut dire en guise de conclusion que l’épiphanie adélienne, autant que celle de Joyce, n'est pas seulement, "le terme religieux pour insight" selon la définition donnée par Adélia elle-même a à Ellen Watson, sa traductrice en anglais. En effet, dans la mesure où l'insight peut se limiter à une opération de compréhension intellectuelle, consciente, il n'implique pas nécessairement le sujet, tandis que les épiphanies l’impliquent toujours. Nous pouvons aussi conclure qu'elle présente des spécificités non négligeables au regard des épiphanies insérées dans les textes de Joyce, en ce qui concerne le deuxième temps. Chez Adélia les épiphanies deviennent le signe de la présence de Dieu, ce qui n'est nullement le cas chez Joyce.

 

Il reste à rappeler que notre analyse s'est concentrée sur l'expérience épiphanique décrite par les poèmes d'Adélia et qu'il resterait à examiner la question du passage de cette expérience à l'écriture. Nous avons toutefois pu observer, dans les poèmes analysés, que l'épiphanie adélienne était le récit d'une expérience rapportée par le Je lyrique et jamais une expérience produite par le texte sur le lecteur. Chez Joyce, par contre, on observe une évolution de l'épiphanie. De récit d'une expérience du narrateur (que les données biographiques rapprochent de l'auteur lui-même) dans les premières œuvres elle devient dans les dernières œuvres l'objet d'une expérience du lecteur qui rencontre un sens dans un texte au non-sens apparent. Ici, par conséquent, l'épiphanie n'est plus une expérience extérieure à un texte qui ne fait que la rapporter ou en porter témoignage ; mais le texte la produit, ou plutôt, elle devient un effet interne à l'écriture et à la lecture et n'existe plus hors d'elles. Chez Adélia Prado, du moins dans les limites de notre recherche, nous ne rencontrons que ce que nous pourrions appeler des "épiphanies-témoignages".

 

 

 

 

Références bibliographiques

 

Actuellement l’œuvre d’Adélia est composée de douze livres dont six de poésie et six de proses :

Poésie : Bagagem (Bagage), 1976. O coração disparado (Le cœur battant), 1978. Terra de Santa Cruz, de 1981. O pelicano, 1987. A faca no peito (Le couteau dans la poitrine), 1988. Oráculos de maio (Oracles de mai), 1999. Tous sont rassemblés dans Poesia Reunida, São Paulo, ARX, 1991

Prose : Solte os cachorros (Lâche les chiens),1979. Cacos para um vitral (Tessons pour un vitrail), 1984. O homem da mão seca (L’homme à la main desséchée), 1994. Manuscritos de Filipa,1999. La Prosa reunida, a été publiée par ARX en 1999 et Filandras en 2001

Adélia est très peu traduite en français : le poème "Canicule", dans le n°13 de Vericuetos, Paris, septembre 1997, consacré à la poésie du Brésil, et de nouveau, entouré de 10 autres poèmes, dans l’anthologie de Nuno Júdice, Jorge Maximino et Pierre Rivas, 18+1 poètes contemporains de langue portugaise, Paris, Institut Camões / Chandeigne, 2000.

 

AUBERT, Jacques. Introduction à l’esthétique de James Joyce. Paris: Marcel Didier, 1973.

AUBERT, Jacques( org).Joyce avec Lacan. Paris: Navarin, 1987.

Cadernos de Literatura Brasileira nº 9: Adélia Prado. São Paulo: Instituto Moreira Sales, 2000.

CANALLE, Cecília. Inspiração divina e inteligência humana na obra de Adélia Prado - um estudo sobre a obra recente. In Revista Videtur nº 11. São Paulo: Editora Mandruvá, 2000.

ELLMANN, Richard. James Joyce.São Paulo: Editora Globo, 1989.

HOUAISS, Antônio. Dicionário Houaiss de la língua portuguesa. Rio de Janeiro: Objective, 2001.

JOYCE, James. Stephen Hero. London: First Four Square Edition, 1966.

JOYCE, James. Um retrato do artista quando jovem. São Paulo: Siciliano, 1992.

JOYCE, James.Ulysses. Harmondsworth: Penguin Books, 1969.

LACAN, J. Le séminaire V: Les formations de l’inconscient. Paris: Seuil, 1998.

PRADO, Adélia. Oráculos de Maio. São Paulo: Siciliano, 1999.

PRADO, Adélia. Poesia Reunida. São Paulo: Siciliano: 2001.

Revista da Letra Freudiana nº 13. Retratura de Joyce. Rio de Janeiro: Dumará, 1993.

SÁ, Olga de. A escritura de Clarice Lispector. Petrópolis: Vozes, 1979.

WATSON, Ellen. Adélia Prado by Ellen Watson. www.bomsite.com/prado/prado.html.

YUNES, Eliana. A poésie mística d'Adélia Prado. www.filologia.org.br/soletras/2/05.htm

 

 

 


[1] Houaiss, A. ibid., p. 1178.

[2] Houaiss, A. ibid., p. 1178.

[3] Houaiss, A. ibid., p. 1178.

[4] ELLMANN, R. James Joyce. P. 16.

[5] Joyce, J. Stephen Hero, p.216.

[6] JOYCE, James. The critical writings of James Joyce apud Aubert: 1973: 24

[7] JOYCE, James. Épiphanies, n°5, Oeuvres Completes, Plêiade, Gallimard, 1982 t.I p.90. Cf. la reprise in A Portrait…, ch.2, Penguin, p.68-69

[8] JOYCE, J. Stephen Hero, p. 215.

[9] JOYCE, J. ibid., p.215.

[10] JOYCE, ibid., p.216.

[11] JOYCE, ibid, p.217-218. "

[12] JOYCE, J. Ulysses. 3. 141-143. "Remember your epiphanies written on green oval leaves, deeply, copies to be sent if you died to all great libraries of the world, including Alexandria?"

[13] SPENCER, T. in Joyce, J. Stephen Hero, p.19.

[14] MILLOT, C., in Aubert, J. Joyce avec Lacan, 87.

[15] MILLOT, ibid., p. 89.

[16] HOHLFELD, A. A epifania da condição feminina in Cadernos de literatura brasileira. Nº 9, p.69 a 120.

[17] La temporalité du gérondif portugais est sujette à controverse. Certains auteurs le restreignent à une forme nominale du verbe, lui déniant la flexion temporelle. D'autres admettent la possibilité de caractériser les temps du gérondif, présent (dans les constructions adjectivales), passé ou futur (dans les constructions adverbiales) selon les cas.

[18] Représenté non sans ironie par Olavo Bilac (1865-1918), grand poète parnassien dont l'esthétique se situe radicalement à l'opposé du modernisme d'Adélia Prado.

[19] "Oráculo de Março", p. 27.

[20] MILLOT, C. in Revista da Letra Freudiana nº 13, p.145.

[21] "Oráculo de Março",  p.23.

[22]"Oráculo de Março", Entrevista in Cadernos de Literatura Brasileira nº 9, junho de 2001, Instituto Moreira Salles, p. 23

[23] MILLOT, C. ibid. p. 145.