Un corps étranger dans la poésie brésilienne: Leila Míccolis

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Wilberth Salgueiro

Universidade Federal do Espírito Santo

Traduction Alexandra Dabu,

Révision Vanessa Sérgio et Michael A. Soubbotnik

 

 

 

Leila Míccolis.

Photo aimablement fournie par Leila Míccolis (lien: http://www.blocosonline.com.br/sites_pessoais/sites/lm/index.htm)

 

 

On trouve aujourd’hui dans le monde entier un nombre considérable d'études consacrées à la littérature de témoignage et à ce qu'on a coutume d'appeler la Poésie Marginale. On se cantonnera ici à celle qui fut produite dans le Brésil des années soixante-dix, marquées par la dictature. Mon intention est d’appliquer à cette poésie certains aspects des études sur le témoignage, en prenant pour référence le recueil-anthologie de Leila Míccolis O bom filho a casa torra (1992), afin d'évaluer dans quelle mesure il est possible d'y voir une sorte de ‘poésie de témoignage’, au sens qu'indiquent les réflexions de l’écrivain portugais Jorge de Sena.

 

L’entreprise exige que l'on commence par l’exposition et la problématisation de quelques propriétés distinctives de la ‘littérature de témoignage’ afin de la confronter ensuite à la production poétique brésilienne post-64, et en particulier au recueil déjà mentionné de Míccolis, auteur qui, en dépit d’une présence marquante (et obstinée) dans le panorama de la Poésie Marginale, est resté dans l’ombre, en raison surtout de l’étiquette qui lui fut collée de ‘mauvaise poésie’ - entendre : poésie défectueuse - dans une ‘société pire encore’ (Cf. DANTAS & SIMON, 1987).

 

Parmi un choix de poèmes s'étendant de 1965 à 1991, on trouve dans l’anthologie de Míccolis une sorte de réponse adressée à une certaine critique académique à l'exclusion facile et qui se veut gardienne des vérités :

 

Geração inde(x)pendente

 

Foi aí que eu comecei a fazer versos
e mendigar editores,
como se eles fizessem grandes favores
em nos publicar...
Mas de tanto batalhar virei poeta
– um grande passo em minha meta
porque em poetisa todo mundo pisa.
E quando me consideraram menina prodígio,
consegui que um crítico de prestígio
analisasse minha papelada.
Ele deu uma boa folheada,
pensou, pesou e sentenciou:
“— É incrível...
não tem nível...”
Juro que fiquei com muita mágoa,
porque, afinal, quem precisa de nível
é caixa d'água...
(MÍCCOLIS, 1992, p. 37)

 

 

Cet article entend contribuer à ce que les vers de Leila, une fois tirés de l’index - autant que faire se peut -, n'en poursuivent pas moins leur trajet ‘indépendant’ en persistant à faire des pieds de nez au public respectable.

 

Dans Catástrofe e representação, l’essai de Márcio Seligmann-Silva ‘A história como trauma’, l’une des nombreuses études compétentes et profondes que l’auteur a consacrées au thème de la littérature de témoignage et à tout ce qu’elle implique, s’interroge sur la possibilité d'un ‘espace pour une diction purement lyrique [ou] une prose purement réaliste’ (SELIGMANN-SILVA, 2000, p. 74) dans le contexte de l'après-Auschwitz, où la représentation même de la réalité est devenue aporétique. La Shoah, terme que Seligmann préfère à ‘Holocauste’ (‘parce qu'il ne présente pas les connotations sacrificielles de ce dernier’ - SELIGMANN-SILVA, 1999, p. 43) ne saurait se ‘réduire à un événement  simplement discursif’ (SELIGMANN-SILVA, 2000, p. 77). On en revient, non sans médiations, au concept de ‘sublime’ pour indiquer la complexité de ce qui doit être décrit (dimension éthique et historique) mais que l’on n’atteint pas (dimension esthétique et métaphysique). Via Freud, la notion de trauma comme d'‘une blessure de la mémoire [...], problématise la possibilité d'un accès direct au ‘réel’’ (p. 85) - mais, une fois de plus, le recours à la métaphore met en échec ‘le conflit entre la nécessité et l'impossibilité de la représentation (p. 90) de l’événement catastrophique en raison même de son excès de réalité. D’un autre côté, cet excès peut produire des effets qui, s'ils ne sont pas tragiques, n'en sont pas moins d'une brutale ironie : ‘devant les premiers documentaires sur la Shoah, où prédominaient des scènes insupportables d'une extrême violence, les spectateurs n'acceptaient tout simplement pas la réalité de la terreur et niaient purement et simplement tout ce qu'ils voyaient en le prenant pour un mensonge’ (p. 94- 95). La poésie de Paul Celan, note Seligmann, aura trouvé un ton apte à mettre ces polarités en tension entre le figuré et le littéral, dans un espace ouvert à l’expérience singulière du sujet, à la fois irréitérable et modèle d'un événement collectif.

 

À partir surtout de l’analyse de la violence des dictatures d’Amérique Latine au XXe siècle,  Valéria de Marco montre dans un article sur ‘A literatura de testemunho e a violência de Estado’, combien est ténue la frontière entre ces recherches sur le témoignage et les études dites culturelles. Elle passe en revue les principales questions théoriques et historiques  soulevées, en reprenant les catégories de la catastrophe, de l’indicible, du trauma et du sublime, combinées à l'apport de certaines formulations déjà connues d'Adorno, de Levi et de Celan. Elle ajoute que la littérature de témoignage doit avoir de la densité, de la profondeur, de la qualité littéraire, de la durabilité, être fidèle aux faits, reposer sur une connaissance parfaite de l’événement et mettre l’accent sur le contexte, pour réaffirmer ensuite que ‘le choix de critères esthétiques dans l'analyse de la littérature de témoignage suppose le dialogue de l'exercice critique et de l'histoire littéraire’ (MARCO, 2004, p.48).

 

On perçoit aisément que l’existence d'une ‘littérature de témoignage’ en position dominante favorise un inévitable bouleversement dans les notions de canon et de valeur littéraires, en dehors même de la modification du cadre dans lequel opèrent les agents et les producteurs de la littérature : textes et récits de prisonniers, de victimes de la torture, d'enfants des rues, d'habitants des bidonvilles, de domestiques, de malades en phase terminale, d'indiens, bref de tout un groupe ‘subalterne’ qui désormais s’affirme et s’expose non seulement en son nom propre,  mais aussi au nom du plus grand nombre.

 

Conscient du cadre actuel du débat, je me propose de faire une légère embardée dans la discussion afin de libérer stratégiquement la catégorie de ‘poétique de témoignage’ qu’en 1960 l’écrivain portugais Jorge de Sena avait élaborée dans la Préface de Poesia I. J’espère pouvoir ensuite penser l’œuvre de Leila Míccolis comme paradigmatique d'une partie de la production poétique brésilienne d'après 64, tant par son obsession quant à la place des minorités que par les moyens formels utilisés, en articulant pour ce faire la notion hégémonique (quoique multiple) de ‘littérature de témoignage’ avec celle, moins familière, de ‘poétique de témoignage’, que l'on  explicitera maintenant en donnant la parole au poète lui-même :

 

le ‘témoignage’ est [...] la plus haute forme de transformation du monde parce qu'en lui, avec lui et au travers de lui, qui est avant tout langage, s'opère un processus de remodelage des schémas établis, des idées reçues, des habitus sociaux inconsciemment vécus, des sentiment conventionnellement mesurés. J'ai toujours compris la poésie comme un processus testimonial dont l'art majeur consisterait à donner une expression à ce que le monde (du dedans et du dehors) nous révèle non seulement d'autres mondes simultanément et idéalement possibles, mais encore et surtout de ceux que notre volonté de dignité humaine désire unir à ceux qui le sont de fait. Témoigner de ce qui en nous et par nous se transforme et, pour cela, être capable de comprendre tout, de reconnaître la fonction positive ou négative (mais fonction) de tout, et de tout souffrir  dans la conscience ou les affects, en refusant tout à la fois les disciplines où d'autres seront plus efficaces, les réunions où certains seront plus prodigues, l'isolement dont beaucoup seront plus envieux – tel est ce que fut, ce qu'est, pour moi, la poésie (SENA, 1988, p. 25).

 

Le sens que donne Sena au ‘témoignage poétique’ est, nous pouvons le voir, assez différent de ce que nous avons pu comprendre à partir des études sur la ‘littérature de témoignage’. Dans celle-ci, ce qui ressort est le caractère monumental de l’histoire ; dans celui-là, la banalité du quotidien. Si le témoignage de Sena nourrit la conscience la plus élevée de ce qu'il ‘est avant tout langage’, l’autre ‘type’ porte la marque de l'expérience sans illusion - exemplaire et collective - du sujet singulier. De là vient que l'on détecte dans la ‘littérature de témoignage’ une teneur confessionnelle que ne sauraient masquer les traits stylistiques distinctifs de l’écriture littéraire ; dans la ‘poétique de témoignage’, en revanche,  prédomine une volonté de servir, de transmettre, de communiquer quelque chose. L'indicible d’une expérience passe par le sublime, dans l'une, et se traduit, dans l'autre, par le trivial, en convergence existentielle.

 

Entre les deux ‘types’ de témoignage - l’un ‘dramatique’, qui s’extrait des traumas de la guerre et s’étend jusqu’aux dictatures latino-américaines ; l’autre ‘lyrique’, qui se détache des paroles du poète portugais, entre la ‘littérature’ et la ‘poétique’- je propose donc la variante ‘poésie de témoignage’, expression par laquelle je désignerai désormais les vers de Leila Míccolis, tellement représentatifs d’une période historique pendant laquelle, au Brésil, la répression politique fut la tonique de cette voix – de la femme - tantôt brutale, tantôt subtilement réduite au silence par le ‘macho adulto branco sempre no comando’ (le "mâle adulte blanc toujours au commandement") comme dirait le poète bahianais[1].

 

Par-delà une lecture qui chercherait à opérer le ‘sauvetage’ culturaliste d’(encore) une œuvre (injustement) oubliée par la critique canonisante, je veux lire chez Leila ce qu’elle me semble attendre de sa poésie, à savoir – pour profiter de l’expression de Sena – un art d'être’. Avec un poème extrait d’un recueil de 1982, intitulé MPB: muita poesia brasileira, nous ouvrirons notre bref ‘inventaire des cicatrices’ (selon la belle et triste expression d'Alex Polari) de l’œuvre de Leila Míccolis :

 

Missão impossível

 

Eles podem nos cercar,
nos encostar contra a parede,
nos assustar com suas ameaças
mordaças
seus cassetetes de borracha,
eles podem
arrancar nossos dentes pra não sorrirmos,
as mãos, pra não escrevermos,
a boca, pra não falarmos,
a cabeça, pra não pensarmos,
eles podem tudo,
menos se fazer queridos
menos se fazer amados.
(MÍCCOLIS, 1982, p. 141.)

 

Dans ce recueil, qui fonctionne à la façon d’épigraphes inspiratrices, tous les poèmes dialoguent avec des chansons de la musique populaire brésilienne. Dans le cas de ce ‘Missão impossível’, il y a des références à Aldir Blanc et João Bosco, Gonzaguinha, Marcos et Paulo Sérgio Valle et Chico Buarque (‘Apesar de você / amanhã há de ser outro dia...’). Ce ‘você’ auquel Chico s'adresse et qui fait miroir au ‘Eles’ du poème de Leila, interpelle, disons d’une manière plus directe, l’ennemi politique commun, celui qui porte les armes et se montre prêt à commettre n’importe quelle barbarie pour empêcher la joie, la création, la manifestation, la pensée. Si ‘eles’ peuvent mutiler les dents, les mains, la bouche et la tête, le ‘cœur’- siège universel du sentiment - demeurera intact. C’est de ce ‘cœur’ que jaillit, simple et sincère, la ‘poésie de témoignage’ de Leila Míccolis, son ‘art d'être’.

 

Cette étude n'a pas pour but de réinventer la Poésie Marginale brésilienne à partir de Leila Míccolis, et encore moins de forcer la note critique en transformant ses poèmes en ce que, de fait, ils ne sont ni n'aspirent à être. Ils ne ressemblent en rien - ou presque - aux vers aporétiques d’un Paul Celan, , par exemple, construits à partir des moyens de l'allégorie dans un style économique voire aride, tendant à l’ellipse et au silence. Je dirais de l’œuvre de Míccolis qu'elle milite irrespectueusement en s’appuyant sur la défense de la femme et du féminin et que, pour ce faire, elle s’empare d’un discours qui s’approche du linéaire-référentiel, dans un style prolixe et humide, très bruyant – sa façon, j’y insiste, de témoigner de soi-même dans le monde :

 

Em bons lençóis

 

Desde a minha juventude eu lia o Pravda
ávida
por encontrar um camarada-amante
daqueles bem militantes...
E quase entrei em negras listas
por tais idéias comunistas.
Foi aí que eu quis ser crooner
para filmar com Yul Brunner
um romântico musical:
mas não tive capital
pra visitar Holiúde,
e descobri – golpe rude –
que cinema nacional
não tinha galã bacana;
fui então de caravana
para as terras do Oriente,
e tome dança de ventre...
Após 1001 noites,
quando o califa deixei ,
me apaixonei por um gay,
depois por um pajeú,
um xin-lin, um kung fu,
um poeta marginal,
e a filha de um general...
Só por isso, sou devassa,
Messalina, uma ameaça
às mulheres de respeito;
mas quem fala tem despeito
do meu viver divertido.
Não quero amor comedido,
nem ser a isca do anzol
que vai fisgar um marido
a ser mantido em formol.
(MÍCCOLIS, 1992, p. 20)

 

Le témoignage comme acte a été, en général, une attitude solennelle dans l'exercice de la tristesse. De là vient certainement une partie du malaise provoqué par La vie est belle : le film de Benigni mise sur l’humour du ‘père poète’ pour tromper la cruauté de la barbarie belliqueuse et sur la candeur du regard enfantin pour oblitérer le monde adulte. Chez Míccolis, l’humour insolent, qui reproduit un trait générationnel, l’emporte - peut-être pour cette raison même - jusque dans les pires situations d’oppression, de tyrannie, de détresse, d’humiliation et d’angoisse.

 

Bien plus qu'une expression de la peur, typique d'une littérature issue de l'imaginaire du supplice physique, les vers de Leila portent (sous l’optique, j’insiste, hégémonique d’un ton plein d’entrain) l'estampille du repoussant :

 

Carreiras

 

Os que ficam lá no Norte
morrem crendo: se viessem
melhorariam de sorte.
Muitos caem pela estrada
sem enterro, sem jazigo;
mas os mais afortunados
chegam... ao posto de mendigo.
(MÍCCOLIS, 1992, p. 41)

 

L’espoir de réussir dans la grande ville s’exténue impitoyablement dans la fatalité de l’échec : omnivore, la ville nous engloutit tous en engendrant de ses propres entrailles la violence qui se rebelle au mépris de l’ordre institutionnel : affreux, sales et méchants, les mendiants tiennent bon et effraient la classe moyenne barricadée dans ses communautés fermées, surveillées full time par des vigiles. En un tableau évocateur, Flora Süssekind dresse la cartographie du conflit qui va se durcissant dans ce circuit:

 

[...] le paysage urbain qui domine la littérature brésilienne contemporaine s'organise fondamentalement autour d'un imaginaire de la peur et de la violence. Ce qui s'explique probablement en partie par l'augmentation du taux de violence criminelle dans les grandes villes du pays au cours des années 1980-1990, par  le renforcement du crime organisé, par l'inefficacité de la police et du système judiciaire à assurer la sécurité publique et à garantir la justice, par la visibilité accrue de la portion de la population en situation de pauvreté absolue qui erre dans les grandes villes, expulsée autant des favelas que des enclaves fortifiées de la classe moyenne, par une espèce de généralisation de la violence qui s'étend de la circulation automobile aux relations familiales, des stades de football aux justiciers et tueurs professionnels et à l'exercice de la sécurité et de la vengeance privées (SÜSSEKIND, 2005).

 

On perçoit que le procédé allégorique, si fréquemment utilisé comme ‘masque’ par la représentation littéraire à l'époque de la ‘muse’ Censure, fait place à un langage plutôt référentiel et paraît comme emprisonné dans les métaphores et le bric-à-brac du XVIIIe siècle. Le tableau qui se dégage de la poésie de Leila Míccolis se pare, certainement, d’une diction prosélyte, pamphlétaire, nationaliste – c’est ce qu'elle se veut être : anti-belles-lettres, ni cult, ni ‘poésie dite profonde’ (Cabral) ou métaphysique. Les camarades de gauche ne sont pas oubliés :

 

vã filosofia...

 

Falas muito de Marx,
de divisão de tarefas,
de trabalho de base,
mas quando te levantas,
nem a cama fazes...
(MÍCCOLIS, 1992, p. 11)

 

Mais si l’idéologie politique entre en compte, c’est pour préciser, de nouveau, tout ce qui différencie les places respectives de l’homme et de la femme, lesquels souvent se travestissent et demeurent ainsi indemnes sous la rhétorique sexiste, comme dans :

 

Referencial

 

Solteira de aceso facho
precisa logo de macho;
se é nervosinha a casada
só pode ser mal transada;
viúva cheia de enfado
tem saudade do finado;
puta metida a valente
quer cafetão que a esquente.
Mulher não vive sem homem.
A prova mais certa disto
é que até as castas freiras
são as esposas... de Cristo.
Tal regra é tão extremista
que não contém exceção:
quem sai dela é feminista,
fria, velha ou sapatão’.
E é com essa bagagem de preconceitos adquiridos
que chega-se à conclusão,
na separação de amores doloridos,
de que não houve culpados.
Só feridos.
(MÍCCOLIS, 1992, p. 37)

 

Dans un article lucide, Kátia da Costa Bezerra commente ainsi ce poème:

 

Ici, l'ironie se fait coupante. De nouveau, l'effet ludique du poème est lié au schéma des rimes – parallèles, alternées et internes. En outre, le poème, montage de clichés, critique avec mordant le fait que les différents rôles offerts aux femmes ont toujours l'homme comme point de référence. Face à cela, on peut affirmer que [les] poèmes [de Leila] sont marqués par le souci de développer une attitude réflexive par rapport à des habitudes, des dispositions et des associations tenues pour ‘naturelles’, en une tentative de questionner les modèles issus du discours hégémonique – attitude tenue pour cruciale dans tout processus de transformation (BEZERRA, 2000, p. 266).

 

Quiconque réduit les vers de Leila à une défense inconditionnelle et générique de la femme en tant que ‘victime du système patriarcal, machiste, excluant’ se trompe. Ce dont ses vers ‘témoignent’ est quelque chose de plus grave : si le ‘référentiel’ est masculin - dans la dépendance comme dans la négation -, c’est donc en ‘lui’ que le bouleversement doit avoir lieu. Tout au long de l’histoire, la phallocratie a modelé et contrôlé l’imaginaire de la femme. Transformer ce destin est la tâche de tous, en dépit des genres, semble dire Míccolis, qui parle de et pour les mendiants, les indiens, les enfants, les vieux, les prostituées - sachant que le modèle de ‘l’homme qui a réussi’ doit être détrôné :

 

Missão c(o)mprida

 

Você conseguiu tudo na vida:
uma barriga bem alimentada,
uma amante infiel
uma esposa comportada
carro do ano
filhos rebeldes ao seu jugo tirano
casa própria, emprego com crachá
um sítio em Visconde de Mauá
um ufanista amor pelo país
tudo como manda o figurino
(de Paris).
E morrerá, cumprindo a sua parte,
de tensão ou de enfarte,
de repente,
sem nem ao menos de longe perceber
que podia ter sido diferente.
(MÍCCOLIS, 2005)

 

Les études portant sur la poésie de Míccolis sont éparses et ciblées ; elle-même est en réalité le principal diffuseur de son œuvre. Débutant en 1965, elle figure déjà en 1976 dans la pléiade marginale qu'Heloísa Buarque de Hollanda fit entrer – ironie de la chose – dans le canon après le succès de l’anthologie 26 poetas hoje, aux côtés de Chico Alvim, Cacaso, Piva, Torquato, Capinan, Ana Cristina Cesar, Waly, Chacal et autres. Hormis les références critiques et affectives divulguées sur son site, on relève les mentions faites à son œuvre dans des textes consacrés à la Poésie Marginale, surtout en ce qui concerne la question des minorités et, plus particulièrement, la situation de la femme dans le monde contemporain (Cf. MORICONI, 1998).

 

Dans cette situation de semi ostracisme, l’article fort solide de Paulo César Andrade da Silva, ‘A política do corpo em Leila Míccolis’, apporte une excellente contribution à la présentation d'une poésie qui se caractérise ‘par l'utilisation de la sexualité comme d'une arme de combat dans la dénonciation de toute une série d'aspects relatifs à la position de la femme dans la société bourgeoise : son exploitation par les hommes, le faux moralisme, la castration imposée par la société à travers du conditionnement des comportement sexuels’ (SILVA, 2005). L’auteur situe l’œuvre de Leila dans un paradigme ‘anticepecista[2] (donc engagé dans le plaisir, non dans la ‘cause’), post-moderniste (en marge, en dehors du pouvoir et des discours de vérité) et contre-culturel (avec eros, par l’oisiveté créatrice, par le desbunde[3] et par la désobéissance).

 

Il me semble clair désormais qu'il est de notre intérêt de suivre ici les empreintes que la ‘poésie de témoignage’ de Míccolis continue de laisser, avec fureur, dans le registre direct – je dirais ‘mimétique’ –, éloigné de toute conformité aux discours politiquement corrects. Cette attitude a pour résultat l'invasion de ses vers naïfs par un vocabulaire qui tantôt surprend, tantôt fait fuir par son mauvais goût, son grotesque, son kitsch : ‘cartão-postal’: ‘Nutrem-se os subnutridos / com restos servidos / em pirex coloridos’; ou ‘iniciação’: ‘Não há razão pra t(r)emeres: / se podias ser meu filho / aproveita por não seres...’; ou ‘nostalgia’: ‘Ainda há marcas de nosso idílio: / pegaste doença / e eu peguei filho’ (MÍCCOLIS, 1992, p. 61, 60 e 61). Le sans-gêne du langage prend une tonalité profondément idéologique lorsque le vers lâche en matière d'aveu: ‘democracia’ : ‘A índia enrabada, / a negra explorada, / a branca fodida, / direitos iguais’. (MÍCCOLIS, 1992, p. 48)

 

Pour le ‘critique de prestige’, il est certain que de tels vers ‘ne sont pas au niveau’ – qu'ils sont donc à recaler, à mettre à l’index… Ce sont des vers qui, sans forcer les termes, témoignent de situations-limite (pauvreté, maladie, viol, tuerie etc.), mais banalisées par leur quotidienneté et partiellement négligées par les institutions les plus puissantes et les plus réelles (média, famille, État, Eglise etc). Leila, abandonnant toute sophistication, toute subtilité, comme si elle accomplissait obstinément une mission, lâche la bride à la parole et privilégie une ‘visée éthique’ sur le ‘regard esthétisant’ que l'on peut repérer, par exemple, dans le trait d’une Ana Cristina Cesar (proche, non par hasard, de la poétique du fingimento d'un Pessoa). Heloísa Buarque de Hollanda observait déjà dans 26 poetas hoje, ‘que l'usage de l'argot vulgaire ne produit pas toujours un effet de choc mais qu'il apparaît la plupart du temps comme la naturalisation du dialecte quotidien et qu'il n'est pas rare qu'il se fasse effet de lyrisme’ (HOLLANDA, 1976, p. 9). Hostile, donc, à l'excès d'artifice, Leila vote en faveur du mot pour plutôt que du mot pur (qui s’arrête en lui-même). À l'écart de la fête intransitive de l’intellect, sa poésie fait entrer le corps dans la place :

 

Sou preta.
Mas de alma branca,
cabelos lisos de henê,
rijos peitos, boas ancas,
rebolo por metiê...
Igual às mães tenho um dia
só para mim,
talvez por eu ser mais afrodisíaca
do que amendoim.
Sou produto nacional,
exportada e associada
ao café, ao carnaval,
e agüento qualquer repuxo.
Afinal, sou a mulata,
uma sucata de luxo.
(MÍCCOLIS, 1992, p. 31)

 

Dans ‘Holocausto, testemunho, arte e trauma’, Geoffrey Hartmann, faisant référence à l’œuvre de Paul Celan, se demande ‘comment on peut faire de la poésie à partir du malheur de parler’ (HARTMANN, 2000, p. 230). Or c’est justement par la récupération de cette voix, de cette mémoire que l’on voulait effacer, que la résistance s'opère et qu’il devient alors possible de produire un ‘témoin pour le témoin’. La vulgarisation de l’expérience traumatique peut, à son tour, faire courir le risque de la désensibilisation collective – ‘Même si, au cours d’une vie, tout le monde s'expose au spectacle de la mort et de la souffrance, l'exposition routinière est préoccupante car elle facilite l’accoutumance et tend à produire des sentiments  d'indifférence’ (HARTMANN, 2000, p. 208-209). Même au risque de se voir éjectée des soirées mondaines du panthéon littéraire, la poésie de Leila Míccolis n’est en rien désensibilisée. Comme si au moment même de parler depuis le lieu d’un ‘moi lyrique’ théorique, apparaissait un ‘nous collectif’ :

 

Sendas estelares

 

Eu fui um dia rainha
e o meu reino se estendia
do quarto até a cozinha,
mas depois foi restringido:
em vez de amante, o marido,
em vez de gozos, extratos.
Agora nem isso tenho.
Apenas restam-me os pratos.
(MÍCCOLIS, 1981, s/n)

 

Si, comme l'écrit Maria Fernando ‘il y a dans la poésie de Sena un ‘dépassement du moi’ en ce que la personnalité du poète ‘s'annule’ pour céder la place à la parole du ‘poème’ lui-même’ (OLIVEIRA, 2000, p. 213), quelque chose de semblable a lieu chez Míccolis : consciente, en tant que citoyenne, des innombrables souffrances endurées par une femme (compte tenu d'évidentes différences historiques, l’oppression perdure à divers degrés), le poète aiguise sa langue pour ouvrir la blessure, non pour sublimer ou esthétiser, mais pour s’affirmer solidaire de la grande majorité inconsciente de l'âpre torture qu'elle subit. Ne jugeons pas, cependant, avec tant de hâte et de péjoration, l’engagement poétique de Míccolis - ce qui causerait des dommages incontournables à l’œuvre en la fragilisant. Ici, par exemple, l’ambigu ‘estelares’ du titre fonctionne comme le résumé d’une trajectoire morbide (‘senda’, chemin) féminine qui commence avec ‘rainha’ [‘reine’] - ici on lit ‘estela’ [‘stèle’] comme ‘estrela’ [‘étoile’] - et culmine dans l’espace exigu de la cuisine – ‘estela’ devenant alors,  signe de la dernière demeure, l'évier de pierre où on lave les assiettes. Les heptasyllabes réguliers illustrent le mécontentement régnant chez un nombre considérable de femmes qui, soumises, voient leur monde se réduire au service domestique le plus basique : laver des assiettes. Dans l’ironie de la parole solidaire, la poésie témoigne d’un état de choses dont une claire action politique pourra seule mener à terme la transformation - avec tout ce que cela implique pour l’éducation, le travail, les valeurs morales (sexuelles, religieuses...) etc. Le temps d’une certaine utopie poétique (où l’on changeait le monde par les formes) est révolu, mais la violence ancestrale que les institutions et les habitudes sociales phallocratiques exercent jour après jour contre la femme est toujours là, sous couvert d’artifices subtils ou dans une barbarie manifeste.

 

Dans la version indiscutablement dramatique de l’expérience de la Shoah et des autres génocides qui ont produit un ensemble de textes catalogués comme ‘littérature de témoignage’ ; et dans la version lyrique plus ‘adoucie’ de l’expérience quotidienne de la violence du monde, qui nous donne la possibilité de parler d’une poétique ou d'une poésie de témoignage, apparaît un élément absurdement commun : l’action de l’homme contre l’homme. Quittant la généralité ontologique pour la particularité sexiste, nous rencontrons, dans ce tableau, la femme, dont le corps a été, et continue d'être, historiquement castré. Dans un contexte politique d’exception - comme la dictature militaire brésilienne d'après 1964 -, se multiplient les conditions contraires à la survie. Toute une génération de poètes a photographié cette époque au moyen de la technologie lyrique dont dispose en général la jeunesse.

 

De ces poètes, enfin, nous avons tenté de présenter l’une des voix les plus oubliées, non pour la canoniser, vade retro, mais pour montrer qu'en tant que militante de la poésie féministe, Leila Míccolis reste attentive aux autres compagnons de l’exclusion sociale : le noir, le pauvre, l’indien, le mendiant, la prostituée (‘menos valia ” : “ Enquanto as roupas guardava / foi Maria quem me disse / que mais vestidos ganhava / quanto menos os vestisse…’ - (MÍCCOLIS, 1992, p. 71) etc. Néanmoins, le ton qu’elle construit (sic) pour ses vers est fait d’un humour et d’une ironie (indubitablement irrespectueux), dépourvus de tristesse absolue ou de mélancolie dépressive ; on ressent en les lisant un plaisir et une jouissance sur lesquels pèsent le drame et la souffrance de l’encadrement subalterne ; le projet poétique, s’il existe, n’est pas cérébral, mais cordial – sans pour autant camoufler d'incontournables conflits dans un but de pacification. C'est pourquoi nous insistons sur le fait que le rire provoqué par ces vers n’est pas celui ‘inoffensif, désarmé, désamorcé ; [...] ‘convivial’’ qui règne sur l'époque contemporaine et que dénonce Georges Minois (MINOIS, 2000, p. 576). À l’allégorie et au silence d’un Paul Celan, par exemple, qui a su, au prix de sa propre vie, restituer à la langue dans laquelle il écrivait l’énigme existentielle du sphinx, Leila Míccolis ‘préfère’ le tapage d’un problème public et pérenne. D’où la référentialité immédiate et prosaïque de ses vers auxquels, néanmoins, il ne manque pas ‘l’attitude réflexive’ (Kátia Bezerra) de qui a choisi ‘la sexualité comme arme de combat’ (Paulo César Andrade).

 

À sa façon, et en l'instant même où elle lutte pour une collectivité - comme dans ‘mutismo’: ‘Esse minuto de silêncio, / tenso / que incomoda há tantos anos / feito uma íngua, / não é homenagem póstuma, / é que nos cortaram a língua... ‘ (MÍCCOLIS, 1992, p. 60) –, où elle emploie la première personne du pluriel (qui peut exprimer le silence du corps de la femme, ou celui de la répression généralisée), Leila Míccolis cherche ce qui la singularise, ce qui au milieu du tourbillon de la vie, fait d’elle une poète, l'unique, ‘A única’ :

 

Por mais que o rosto a cabeleira tampe
não foi meu jeito lânguido de vamp
que te marcou, foi minha boa-fé
de ser hostil, como qualquer pessoa,
de não fingir ser recatada e boa,
nem parecer aquilo que não é.
(MÍCCOLIS, 1982, p. 60.)

 

 

Ainsi Leila finit-elle en décasyllabes.

 

 

 

 

 

Références bibliographiques


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[1] NdT. Paroles de la chanson « O Estrangeiro » de Caetano Veloso.

[2] NdT. Allusion au CPC, Centro Popular de Cultura, du syndicat étudiant UNE dans les années 60 et 70.

[3] NdT. ‘Délire’, ‘déchaînement’, ‘folie’. Allusion en particulier au ‘verão do desbunde’, ‘l'été de folie’, nom donné aux manifestations culturelles de la jeunesse au début de l'année 1972, en pleine dictature.