Cultures hybrides et douleurs noires : Gayl Jones et Conceição Evaristo

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Stelamaris Coser

Universidade Federal do Espírito Santo

Grupo de Pesquisa "Psicanálise na Universidade"

Traduction: Michael A. Soubbotnik

 

 

Eu-mulher em rios vermelhos

inauguro a vida.

Em baixa voz

violento os tímpanos do mundo.

Conceição Evaristo

 

 

 

Henrique Portugal (2005), le jeune pianiste de Skank, attribue le style de ce groupe du Minas Gerais à l'inspiration fournie par le "chaudron de rythmes et de styles" qu'est le Brésil. "Le fait est", dit-il, "qu'on ne peut pas coller d'étiquette sur notre musique. Notre référence a toujours été la diversité ; ce qui nous intéresse, c'est le mélange". Motif d'orgueil pour le musicien, le caractère hybride et multiple de la culture brésilienne est un thème banal tant des articles de presse que des recherches académiques relevant des disciplines les plus variées. Sur le mode rhétorique, l'hybridation culturelle traverse toutes les frontières, valorisée qu'elle est dans notre monde globalisé pour de complexes raisons économiques et politiques. Sous tous ses aspects, le concept d'hybridation est tissé d'ambiguïtés et de polémiques. Nous entendons ici en relever de manière précise la contradiction à partir de la comparaison des œuvres de deux écrivaines noires issues de parties différentes du continent américain ; pour chacune desquelles le Brésil joue un rôle central : l'américaine Gayl Jones, née en 1949 dans le Kentucky et la brésilienne Conceição Evaristo, née en 1946 à Belo Horizonte, capitale du Minas Gerais.

 

Dans la seconde moitié du 20e siècle, les structures binaires et hiérarchiques qui avaient caractérisé ce que l'on a nommé "les grands récits" ont été déconstruites par la théorie critique, ouvrant ainsi des espaces intermédiaires à l'hybride et à l'impur. Ce mouvement n'a pas lieu dans le vide ni ne se ramène à un penser abstrait. Dans notre monde de temporalités et de spatialités muables, traversé d'intenses flux migratoires, marqué par la contamination mutuelle des frontières, des races et des ethnies, l'inter-culturalité, la multipolarité et la nécessité de repenser les définitions de la communauté et de la nation représentent autant de défis auxquels on ne saurait se soustraire. La vulgarisation, tant dans la presse que dans les milieux académiques de l'hémisphère nord, de concepts comme ceux d'hybridisme, d'hybridation et autres de signification voisine, ont amené historiens, anthropologues ou littéraires à opérer une révision de leurs lectures respectives et à les réélaborer selon de nouveaux paramètres[1].

 

Considérons l'exemple suivant : l'ethnographe américain Richard Price publie en 1973 un certain nombre d'études pionnières sur les communautés de marrons – équivalents des quilombos brésiliens. Lorsqu'ils reprennent le même thème en 1999, Richard et Sally Price reconnaissent que la recherche de traditions authentiques et de cultures pures dans leur propre travail d'alors et dans le champ de l'anthropologie en général, appartient au passé. Comme le souligne James Clifford (1986, p. 1), la discipline anthropologique n'examine aujourd'hui que des "vérités partielles" et transitoires. Les Price (1999, p. 2) observent que les recherches se tournent vers "l'exploration de la mutation, du mouvement, de l'hybridation, de la créolisation, des identités négociées, des frontières et des authenticités instables ". Les processus d'hybridation se présentent ainsi comme des alternatives démocratiques aux théories monolithiques et aux vieilles catégories uniformes et étanches.

 

D'un autre côté le concept d'hybride renvoie à la longue histoire de métissage et de syncrétisme qui caractérise tant les mythes et les idéaux nationaux brésiliens que les divisions et les inégalités profondes qu'ils recouvrent. Il faut donc se demander jusqu'à quel point la reprise contemporaine du concept d'hybridation ne contribue pas à la fragmentation et à l'appropriation de cultures subalternes ainsi qu'à une dilution discursive de la violence et de la domination. Cette contradiction pèse fortement sur l'appréhension du concept en rendant problématique cet éloge de l'impureté et du mélange qui est devenu la marque des études culturelles contemporaines. Comment comprendre les échanges et les conflits entre peuples oppresseurs et peuples opprimés, colonisateurs et colonisés? Est-il possible, ou même souhaitable, d'échapper aux traditionnelles oppositions binaires? En abordant la question sous l'angle de la littérature noire contemporaine, on peut considérer de plus près la complexité de la conceptualisation et de la défense et/ou du rejet de l'hybridisme.

 

Dans la littérature féminine noire du Brésil, comme ailleurs, la reconnaissance du mélange racial, du métissage et de l'hybridation se manifeste souvent dans des textes qui questionnent, mettent en tension, ouvrent des béances, dans un mélange de douleur et de résistance. La violence fondatrice des maîtres blancs sur les femmes noires est un thème récurrent chez les auteurs féminins. Tel est le cas de Ponciá Vicêncio (2003) de Conceição Evaristo, et de Corregidora (1975) de Gayl Jones. Au-delà du regard qu'elles portent sur la réalité brésilienne, ces fictions ont en commun la mémoire du trauma et la chronique des souffrances et des conflits qui ont historiquement constitué les cultures hybrides de la côte noire de l'Amérique atlantique. Certains aspects des romans dont il est question ici sont des éléments récurrents dans les œuvres critiques et littéraires d'auteurs noirs : la mémoire africaine de l'esclavage, l'héritage colonial et, associée à l'une et à l'autre, la question du Nom.

 

La revendication de visibilité, de voix et de nom propre se fait entendre dans et entre les lignes de toute la littérature féministe, sans distinction de race ou de couleur. Par ailleurs, la perte du nom et le morcellement de l'identité font partie de l'héritage des afro-descendants hommes et femmes, sans distinction de genre. Évoquant la pensée du leader noir Malcom X, Kimberly Benston (1984, p. 151) compare le discours de la société dominante à "des fictions asservissantes" [enslaving fictions] où les patronymes hérités des maîtres et les étiquettes apposées par le préjugé continuent d'opérer une "une anonymation radicale" [radical unnaming]. Seule l'imagination, estime Toni Morrison (1987), peut commencer à faire contrepoids aux mémoires déformées ou mutilées qui fragmentent les cultures et les identités. Dramatisation de cette question dans l'espace littéraire, son roman Song of Salomon (1977) raconte le périple épique d'un jeune noir – connu sous le nom significatif de Milkman [laitier, face de lait] Dead [mort] – en quête d'un passé et d'un nom véritables. Benston (1984, p. 152) remarque qu'au regard des "ruptures et des discontinuités que l'histoire ont imposées" au peuple noir, les récits littéraires, qu'ils soient ou non autobiographiques, adoptent une démarche révisionniste et généalogique dans l'espoir de "restaurer la continuité" et d'affirmer liberté et pouvoir.

 

Ainsi les récits de Gayl Jones et de Conceição Evaristo dramatisent-ils le poids du nom "servile" de personnages féminins qui accumulent les situations d'oppression et d'abus où la marque du genre s'ajoute aux inégalités de couleur, de race et de classe.

 

 

 

Gayl Jones

photo Serpentstail gracieuse permission www.serpentstail.com

 

 

Gayl Jones et Corregidora


Les romans, contes et poèmes de Gayl Jones créent des courants d'échanges réciproques entre l'histoire coloniale et l'époque contemporaine et, parallèlement, entre le Brésil et les États-Unis. Il en résulte une œuvre dense où les races et les cultures se mêlent dans un contexte violent, complexe et ambigu[2].L'hybridisme est présent dans la thématique de l'auteure aussi bien que dans un style jusqu'à un certain point expressément intentionnel. Dans un entretien accordé au poète Michael Harper, Jones (1979) explique qu'elle désire incorporer dans son écriture la cadence des récits oraux et le rythme du blues. Elle prétend aussi combiner l'héritage de la littérature noire nord-américaine au type de fiction développé par Gabriel García Márquez et d'autres auteurs latino-américains, en mêlant comme eux le mythe et l'histoire, le passé et le présent, le mémoriel et l'imaginaire, pour produire un texte décidément "américain", exprimant les influences tant africaines qu'indigènes.

 

Pendant son MA à la Brown University, Jones menait des recherches sur l'esclavage au Brésil. Elles ont débouché sur une œuvre littéraire extrêmement originale, voire unique. Ursa, l'héroïne de Corregidora (1975), le premier roman de Jones, se signale par une trajectoire peu commune : elle vit le présent (le milieu du XXe siècle) dans une ville du Kentucky mais ses ancêtres sont issus du monde de la casa grande et de la senzala du Brésil colonial. Ursa est petite-fille et arrière-petite-fille de négresses possédées et violentées comme esclaves et comme femmes par un planteur portugais nommé Corregidora. Gayl Jones peut s'être fondée sur l'œuvre alors déjà bien diffusée de Gilberto Freyre, Casa grande e senzala, qui montre que tous les planteurs de canne du Nordeste engendraient de nombreux bâtards[3]. Dans le roman de Jones, Corregidora viole les esclaves et jusqu'à ses propres filles bâtardes, puis en tire de l'argent en les vendant comme prostituées à d'autres blancs. Quatre générations de femmes vont porter le nom de Corregidora comme on porte une croix, signe écarlate de sang et de douleur, marque indélébile de l'oppression subie.

 

La plus jeune et dernière de la lignée, Ursa Corregidora, descend donc de celles qui ont subi la violence de l'esclavage au Brésil, mais qui, à un certain moment, sont parvenues à fuir jusqu'au sud des États-Unis. Ursa écarte la possibilité d'aimer quelque homme que ce soit parce qu'elle perçoit en tous l'ombre de Corregidora; pire encore, le miroir lui en renvoie l'image odieuse dans son propre visage. Elle est identifiée comme noire dans son pays, les États-Unis, mais son physique est celui d'une morena brésilienne, cheveux noirs et lisses, peau dorée. De l'ancêtre haï (qui ressemble à un indien sur une photo rapportée du Brésil), Ursa a hérité le patronyme, la couleur de peau, les cheveux raides. En dépit de ses dénégations, les traits et les nuances reflétées dans le miroir révèlent la complexité de sa géographie et de son histoire personnelles, cette hybridation indésirable, violente, qu'elle rejette aussi fortement que le fait la culture au sein de laquelle elle vit.

 

Le système traditionnellement biracial des États-Unis, caractérisé par le rejet de classifications compatibles avec l'existence d'individus d'origine double ou multiple (mixed race), a interdit pendant très longtemps la reconnaissance d'"identités raciales mixtes" (Zack, 1993, p.4)[4]. Certains historiens (Elkins et Degler par exemple) affirment que ce système social fermé a empêché un plus grand taux de contacts sexuels entre les maîtres et les esclaves en Amérique du Nord. Non sans ambiguïtés mais toujours dans l'expression d'une grande douleur, le roman de Gayl Jones montre le dilemme de la mulâtre hybride, personnage récurrent dans toute l'histoire de la littérature des Amériques, toujours centre d'attraction, toujours objet de tabous et de préjugés. Ursa est une jeune femme belle et séduisante mais dont l'identité est en lambeaux : son nom, la couleur de sa peau, sa longue chevelure sont les symboles du mal qu'elle sent infecter son sang. "Le vieux hurle encore au dedans de moi", dit-elle (Jones, 1975, p. 46). Quand on l'interroge sur son apparence physique et sa nationalité, Ursa nie entretenir la moindre relation avec l'Amérique Latine. Elle préfère se dissimuler derrière l'ambiguïté qu'il y a à se dire "américaine", qualitatif qui, dans son pays, désigne exclusivement les citoyens des États-Unis mais qui, en vérité, peut s'appliquer aux habitants de l'ensemble du continent. À travers le nom "Corregidora" et dans le ressassement de la souffrance, la folie de l'esclavage se perpétue en identités fragmentées, en parallèle entre le passé et le présent et, paradoxalement, en l'auto-flagellation de femmes obsédées par l'idée de venger leur viol et de maintenir vivace leur rancœur.

 

Ces femmes se cramponnent au nom et au souvenir de Corregidora comme à une forme de refus de l'oubli. Leur corps doit fonctionner comme une archive et leurs paroles porter témoignage de la brutalité à laquelle elles furent soumises. Au Brésil, rappelle Ursa, les documents relatifs à l'esclavage furent brûlés après l'Abolition, afin d'en effacer les vestiges. Sans preuves ni documents officiels, les esclaves ont dépendu de la mémoire et des récits oraux pour que cette histoire ne s'efface pas. Corregidora était le père non seulement de la mère de l'héroïne mais aussi de sa tante et le récit de ces viols est "transmis de génération en génération" féminine pour qu'"ils ne soient jamais oubliés" (Jones, 1975, p. 9-10).

 

D'un autre côté, le roman échappe à la simplification en osant montrer la folie de l'histoire qui se perpétue, le paradoxe, voire la contradiction du comportement de ces femmes et va jusqu'à laisser entrevoir la possibilité du désir et du sentiment en dépit du trauma. Ces femmes évoquent quelque parallèle féminin des fils du Totem et Tabou de Freud (1913), qui tuent puis dévorent la figure du père tyrannique et qui se sentent tout autant séduits que terrorisés par ce prototype de la domination patriarcale. Chez Jones, cependant, comme dans toute l'histoire de l'esclavage, les filles violées et vendues sont exclues de la possibilité de s'identifier à l'homme dont la semence les engendra ou bien de l'admirer. La valeur symbolique du mot "père" tout comme les notions de paternité et de famille ont été vidées de leur sens. La subjectivité, l'avenir, l'histoire individuelle et collective s'en trouvent fracturés. Les pratiques de nomination avalisées par le système hégémonique promeuvent la figure de l'homme blanc, effacent la femme noire et cautionnent la violence institutionnalisée par le monde esclavagiste.

 

L'intrigue de Corregidora excède le domaine de l'histoire individuelle ou familiale ; elle franchit les frontières nationales et jusqu'aux limites de l'hémisphère pour embrasser l'histoire collective du système patriarcal esclavagiste sur l'ensemble du continent américain. "Mes veines sont la rencontre des siècles", dit Ursa, et ce sentiment, elle l'investit tout entier dans le blues. L'ironie veut que cette musique hybride, tenue longtemps pour "diabolique", rejetée par les élites et le pouvoir, "porte en elle la marque du Nouveau Monde" (Jones, 1975, p. 54, 59).

 

 

Conceição Evaristo et Ponciá Vicêncio


Le personnage éponyme du roman de Conceição Evaristo, Ponciá Vicêncio, ne parvient pas à se reconnaître dans ce prénom et ce patronyme (2003, p. 15). Prisonnière de la mémoire, Ponciá hérite de la tristesse et de la folie du grand-père esclave noir qui avait tué sa femme avant de tenter de se donner la mort mais qui avait survécu, mentalement détraqué, « comme s'il avait cherché dans le passé, le présent et l'avenir, une réponse précise qui sans cesse lui échappait ». Ponciá vit elle aussi dans un monde sans réponse, sans espérance et sans lendemain, dissociée du seul trait qui lui permettrait de relier passé et présent : son propre nom :

 

Quand elle était plus jeune, elle rêvait d'un autre nom, bien à elle. Elle n'aimait pas celui qu'ils lui avaient donné. Petite fille, elle allait au bord de la rivière et là, contemplant son reflet dans l'eau elle criait son nom : Ponciá Vicêncio ! Ponciá Vicêncio ! C'était comme si elle avait appelé quelqu'un d'autre. Elle n'entendait pas son nom lui répondre de l'intérieur d'elle-même. Elle s'en inventait d'autres. Panda, Malenga, Quieti, mais aucun ne lui appartenait non plus. [...] La tête lui tournait dans ce vide et, vide elle-même, elle se sentait privée de nom. Elle ne se sentait personne. Elle avait alors envie de rire et de pleurer (Evaristo, 2003, p. 16).

 

La fillette trouve ce nom plus étrange encore lorsqu'elle apprend à lire et à écrire : poser l'accent sur Ponciá lui fait mal : "c'était comme si elle s'était frappée elle-même d'une lame effilée qui lui torturait le corps"[5]. L'expérience de la mort dans la vie qui avait été celle du grand-père continue à lui meurtrir la chair, métaphorisée par son propre prénom et par le patronyme, porteur de la marque torturante d'un sceau colonial et commun à tant de familles qui, comme la sienne, avaient habité la "Vila Vicêncio". "Dans sa signature, la réminiscence de la puissance du maître, un certain colonel Vicêncio", planteur enrichi par la sueur et par le désespoir de nègres comme son grand-père. Déjà adulte et de plus en plus distante de soi, Ponciá passe une nuit entière "devant le miroir, à s'appeler elle-même", et demande à son mari de ne plus s'adresser à elle en usant de ce nom. "Lui, surpris, lui demanda comment il devrait l'appeler alors. Plongeant un regard désespéré au fond de ses yeux, elle répondit qu'il pouvait l'appeler rien" (Evaristo, 2003, p. 27, 17).

 

Dans son aliénation et sa défiance, elle conserve dans sa mémoire et dans son corps la manière d'être de son grand-père paternel, "le premier homme que Ponciá Vicêncio ait connu". Il survit dans sa façon de regarder et de se cacher le bras, dans son isolement et sa perplexité, dans ses fous rires et ses accès de pleurs, dans la statuette d'argile qu'elle a modelée à l'exacte ressemblance de la silhouette voûtée du vieil homme. Le roman rend présent l'esclavage dans le souvenir des mauvais traitements subis par le grand-père, de son corps mutilé par le désespoir et la révolte. L'esclavage semble se perpétuer dans le travail du père sur les domaines des blancs, dans sa pauvreté et son analphabétisme, dans la ségrégation des "terres de nègres" en plein XXe siècle, dans le labeur pénible du compagnon de Ponciá sur les chantiers de démolition, dans le taudis qu'ils habitent en périphérie de la ville, dans la vie mécanique et servile qu'elle mène, dans la solitude du frère au milieu de la grande cité, dans la désagrégation et la dispersion de la famille. Il n'y aura pas d'émancipation: de retour au village natal, Ponciá "eut l'impression qu'il y avait ici une poigne de fer qui arrêtait le temps". L'esclavage a enfoncé ses racines et demeure présent dans son corps, ainsi que dans la violence perpétrée par le mari et les multiples avortements qu'elle finit par subir (Evaristo, p. 12,  47- 48).

 

 

Evaristo, Jones et le Brésil


Dans la première moitié du siècle dernier, Gilberto Freyre imaginait que l'harmonie supplantait l'antagonisme dans les relations entre maîtres et esclaves au Brésil. "Hybride dès l'origine, la société brésilienne est de toutes les sociétés d'Amérique celle qui s'est constituée le plus harmonieusement en ce qui concerne les relations raciales", écrit Freyre (1992, p. 91). L'on constate aujourd'hui que l'harmonie apparente réprime et étouffe bien souvent la différence, et que la recherche d'une société esclavagiste qui eût été plus humaine est une tâche absurde. Il nous reste à croire, avec Cornel West (1990, p. 19-20), que notre époque assiste à "une mutation significative de la sensibilité et de la perception des critiques et des artistes", à l'émergence d'une conscience intellectuelle "associée à une nouvelle politique de la différence". Le défi persistant d'aujourd'hui est de savoir "comment penser les pratiques de représentation en termes d'histoire, de culture et de société ", en rejetant les visions universalisantes et abstraites, en mettant en avant la diversité et l'hétérogénéité et en prêtant attention aux réalités de l'existence de sujets marginalisés en raison de leur couleur, de leur race, de leur religion, de leur classe, de leur genre, de leur choix sexuel, de leur nationalité ou de leur lieu de résidence.

 

La révolte des opprimés contre le pouvoir colonial s'est bien souvent reflétée dans une lutte contre leur propre nom, contre leur propre corps, contre leur propre vie. Tant Ursa Corregidora que Ponciá Vicêncio sont des femmes incapables de donner la vie, marquées qu'elles sont dans leur corps par la violence des temps. Elles semblent par leur stérilité vouloir en finir avec tant de siècles d'agonie. Au lieu de transmettre cet héritage douloureux à une fille biologique, les deux femmes rapportent leurs souvenirs de rires et de douleurs au moyen de l'art: l'une par la voix, en chantant le blues; l'autre par les mains, en modelant dans l'argile des œuvres qui racontent cette histoire, mais aussi en chantant avec sa mère "les chansons de son enfance, celles qu'elle avait apprises des plus vieux" (Evaristo, 2003, p. 85). Ponciá Vicêncio aimerait se remodeler elle-même pour se faire autre, pour se donner un corps et un nom qui s'accordent et se complémentent, des lettres et des accents graphiques qui ne lui déchirent pas le cœur jour après jour. Elle ne lutte pas seulement avec son patronyme mais aussi avec son prénom. Chaque jour plus étrangère à tout, hors d'elle-même, elle est significativement incapable de raconter sa propre histoire. Le récit en troisième personne témoigne de la "difficulté de dire je", et du silence au sein de l'espace public, qui, selon Lanser (1992, p. 195), caractériserait aussi la littérature féminine noire aux États-Unis jusqu'en 1970.

 

Ursa Corregidora se rebelle contre le nom "de famille" mais porte un prénom fort, stellaire et curieusement hybride : Ursa Major – la Grande Ourse – et Ursa Minor – la Petite Ourse – sont des constellations boréales ; La Grande Ourse fut ainsi baptisée par les Grecs mais il semble qu'elle ait été aussi connue sous le nom d'Ourse par les indigènes d'Amérique[6]. Membre d'un clan essentiellement féminin, Ursa consigne en première personne la révolte contre le système colonial et patriarcal qui perdure aux États-Unis au milieu du XXe siècle. Elle commence par raconter comment, jeune mariée, elle a été brutalement jetée au bas d'un escalier par son mari jaloux, à la suite de quoi elle a perdu son utérus. Elle raconte ensuite comment le vieux Portugais Corregidora avait exploité le corps de sa grand-mère et de son arrière-grand-mère dans sa violence incestueuse et folle. Sexe pour le sexe indiscriminé et sous contrainte, au bénéfice aussi de compères du même acabit à qui le maître louait le corps de ses esclaves à la fois pour en tirer profit et pour favoriser la reproduction sur une plus large échelle. Par contraste, Ponciá traduit la souffrance des hommes et des femmes de sa famille dans celle de son propre esprit et de son propre corps ; par exemple dans son sentiment constant d'extranéation, dans sa démarche et sa manière de se cacher le bras derrière le dos et ne plus laisser voir qu'un semblant de moignon comme celui du grand-père qu'elle avait connu vieux, voûté et fou, entre rires et larmes. Au grand-père et au père, opprimés par le colonel propriétaire de toutes les terres de la région qui avait été leur maître, les humiliations et les dérèglements avaient fermé toutes les portes, exclu toutes les possibilités. Le couteau enfoncé dans la poitrine de Ponciá et que symbolise ironiquement l'accent aigu qui ferme son prénom, lui a été légué par les générations antérieures de sa famille qui elles-mêmes l'ont reçu du système esclavagiste colonial.

 

Gayl Jones et Conceição Evaristo assument aux côtés de leurs personnages la mission de transmettre par l'art et la parole l'histoire de la diaspora africaine. Le poids de la mémoire et les souffrances familiales qui sont les marques de l'esclavage, se perpétuent dans leur récit sans qu'elles prétendent répondre aux questions ni asserter de vérités absolues. Evaristo et Jones n'idéalisent pas les racines hybrides des Amériques: elles en parlent en en dévoilant les failles, les difficultés, les paradoxes, en disant la persistance de la douleur et de l'injustice, ce temps qui passe et ne passe pas, ces lieux qui diffèrent et se ressemblent tant. La fonction paternelle de donner le nom, d'enraciner la famille et l'identité du sujet social se corrompt jusqu'à devenir une maladie qui ronge la culture esclavagiste et ses échos à l'époque contemporaine.

 

Dans les textes de Jones et d'Evaristo, le nom de famille nie l'appartenance, annule l'amour, instaure le conflit permanent entre l'être et le référent paternel. Sur un ton intimiste et dans un langage chargé de lyrisme – en dépit de sa violence –, ces récits cherchent effectivement à agir et à intervenir dans l'espace contemporain, y ouvrant la voie à une littérature plus inclusive et à un avenir social et racial plus juste. Même lorsqu'elles parlent "à voix basse", comme l'écrit Conceição Evaristo (1998, p. 41) dans le poème en épigraphe, elles atteignent et rendent sensibles les "tympans du monde"[7].

 

 

 

 

 

Références Bibliographiques

 

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ZACK, Naomi. Race and mixed race. Philadelphia: Temple University Press, 1993.

 

 


 

[1] Pour une plus longue discussion du concept d'hybridisme, voir Coser (2005).

[2] Outre le roman dont il est ici question, Gayl Jones retrouve et réinvente l'histoire coloniale brésilienne dans son poème narratif Song for Anninho (1981) et en d'autres œuvres de poésie et de fiction.

[3] Publié au Brésil en 1933, l'ouvrage de Freyre le fut en 1946 aux États-unis avec une grande répercussion. L'étude comparative de l'esclavage et des relations raciales entre les deux pays prit une ampleur nouvelle dans la seconde moitié du siècle dernier, attirant des historiens des tendances les plus variées. Le livre de Carl Degler, Neither black nor white: Slavery and race relations in Brazil and the United States (1971), lauréat du Prix Pulitzer en 1972 et donc antérieur à la publication du roman de Jones, est un exemple de travail mettant au premier plan les mélanges raciaux au Brésil.

[4] L'élection de Barack Obama à la présidence des États-unis en 2008 annonce-t-elle une ouverture sur de nouveaux comportements et de nouvelles alliances? À suivre.

[5] Le nom Pôncia, d'origine latine, accentué différemment de Ponciá, est celui choisi par Garcia Lorca pour la servante de La Maison de Bernarda Alba. L'ironie veut que ce nom peut être étymologiquement associé à pont, terme qui connote le lien, la possibilité de passer d'un monde à l'autre. Les mondes sont ici inégaux et opposés.

[6] L'origine supposée de la constellation de la Grande Ourse renvoie elle aussi à la violence des rapports entre genres et aux conflits liés à la grossesse. Dans la mythologie grecque, Callisto, dont le nom signifie "la plus belle", était une nymphe du cortège d'Artémis, la déesse vierge, sœur d'Apollon, qui régnait sur les espaces sauvages. Callisto, qui elle aussi devait préserver sa virginité, fut violée par Zeus, qui usa d'un déguisement pour la séduire. Selon une hypothèse, quand Artémis se rendit compte de la grossesse de la nymphe suite à cet acte de violence et de pouvoir, elle métamorphosa Callisto en ourse et ordonna qu'on la chasse et la mette à mort. Zeus la transforma alors en la constellation qu porte le nom de l'animal (Brandão, 2000, p. 180).

[7] Une première version orale de ce travail a été présentée au 1er Séminaire sur les Relations Littéraires Interaméricaines à l'Universidade Federal Fluminense, Niterói, RJ, en octobre 2005, sous le titre "Hybridisme et violence dans l'écriture féminine noire".