Thèses de 2012

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  • Tissages de la voix : culture et mémoire de la « Renaissance » par la voix des dentellières de Paraíba, Brésil. Thèse soutenue par Ingrid Fechine, le 15 octobre 2010 à l’Université Federal da Paraíba (Brésil) et préparée en cotutelle avec l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense sous la direction de Mesdames les Professeurs Maria Claurênia Abreu de Andrade Silveira et Idelette Muzart-Fonseca dos Santos.
  • Dramaturgie et mémoire : le groupe Ícaros do Vale, dans le Minas Gerais (Brésil)[Dramaturgia e memória do grupo Ícaros do Vale em Minas Gerais (Brasil)]. Thèse soutenue par Anna Maria Pereira Esteves le 30 mars 2012 à l'Universidade Federal do Estado do Rio de Janeiro (UNIRIO) et préparée en cotutelle avec l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense sous la direction de Madame le Professeur Idelette Muzart - Fonseca dos Santos et de Madame le Professeur Evelyn Furquim Werneck Lima. Thèse écrite en langue portugaise.
  • Le Chemin de la Civilisation – Réflexions autour de la perception des Indiens du Brésil par les voyageurs français (1843-1906). Thèse soutenue publiquement par Clotilde Gadenne le 12 juin 2012 à l'Université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense, préparée sous la direction de Madame le Professeur Idelette Muzart-Fonseca dos Santos.
  • Macao : vie culturelle et littéraire d’expression portugaise au milieu du XXe siècle – Luís Gonzaga Gomes, ‘Fils de la Terre’. Thèse soutenue par Vanessa Sergio le 28 novembre 2012 à l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense et  préparée sous la direction de Mme le Professeur Idelette Muzart – Fonseca Dos Santos (Université de Paris Ouest Nanterre La Défense) en co-direction avec M. le Professeur David Brookshaw (University of Bristol, U.K.).

 

 


 


Tissages de la voix : culture et mémoire de la « Renaissance » par la voix des dentellières de Paraíba, Brésil

 

Thèse soutenue par Ingrid Fechine

 

Le 15 octobre 2010 à l’Université Federal da Paraíba (Brésil) et préparée en cotutelle avec l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense sous la direction de Mesdames les Professeurs Maria Claurênia Abreu de Andrade Silveira et Idelette Muzart-Fonseca dos Santos.

 

Cette étude des dentellières de la dentelle Renaissance fait suite à notre mémoire de master, intitulé «  Blasons de savoirs populaires: la mémoire des dentellières du Cariri de Paraiba » (Ingrid Fechine, 2004). Le point central de cette recherche était l’enseignement et l’apprentissage du savoir-faire de la dentelle Renaissance et l’importance de l’Association des Artisans de Monteiro (ASSOAM) pour ce qui est de l’éducation, de la culture et de la commercialisation de la dentelle.

L’objectif général de cette thèse est l’étude de la dentelle Renaissance comme écriture construite et révélée par la voix et la performance des dentellières de Monteiro (Paraíba-Brésil). Afin d’équilibrer les différents niveaux de l’étude, nous avons délimité les objectifs spécifiques suivants:

1) Relever des informations sur des aspects historiques, sociaux, artistiques et commerciaux de l’activité dentellière en Europe, en considérant dans cette trajectoire l’arrivée et la présence de la dentelle Renaissance en Paraíba et en nous basant sur les concepts de déterritorialisation (Gilles Deleuze & Félix Guattari, 1995) et de nomadisme (Michel Maffesoli, 2001);

2) Étudier la voix (Paul Zumthor, 1993) et l’importance de la performance des dentellières de Monteiro, spécifiquement de l’Association des Artisans de Monteiro, tout particulièrement à partir de trois générations de deux familles, en mettant en relief des aspects culturels (Clifford Geertz, 1989), identitaires (Manuel Castells, 2000) et des données de préservation d’une mémoire collective (Maurice Halbwachs, 2004), dans le but de comprendre ce que signifie l’identification comme  dentellière et ce qui garantit la permanence et assure la transmission du savoir-faire de la dentelle Renaissance;

3) Approfondir l’étude de la dentelle Renaissance à Monteiro, en observant sa permanence au long des générations, à partir de la présentation détaillée de points considérés comme traditionnels et le processus de (re)création de nouveaux points à partir des premiers, développé par les dentellières;

4) Présenter des dentelles européennes et brésiliennes, spécialement la dentelle Renaissance, en analysant cette interaction à partir de publications spécialisées, en comparant les images de points de la dentelle Renaissance produite en France au début du XXème siècle avec ceux de la dentelle produite dans le Cariri de Paraíba, et ce, jusqu’à la fin de la recherche de terrain réalisées pour cette thèse (2009).

Considérant les faits relatés dans le cadre de la recherche et les études adéquates pour l’analyse des données, on cherchera à répondre aux questions suivantes: Comment les dentellières prononcent-elles et construisent-elles dans leur performance le savoir-faire de la dentelle Renaissance ? Comment multiplient-elles et « baptisent »-elles les points de dentelle ?  Comment identifier des interactions, en ce qui concerne la dentelle Renaissance et ses formes de présentation et de dénomination, entre la France et le Brésil ? En réponse  à ces questions, on élabore  l’hypothèse suivante: la dentelle Renaissance est une écriture qui englobe des savoirs partagés par la voix, spécifiquement en situation de performance, par les dentellières, de génération en génération.

En ce qui concerne l’amplification des informations sur l’univers de la dentelle Renaissance, la méthodologie consiste premièrement en un relevé bibliographique, réalisé en grande partie dans des bibliothèques européennes, ainsi qu’en une recherche menée dans les fonds bibliographiques et les matériaux d’ateliers de dentelles en France, Belgique et Italie. Cette étude plus ample a pu être réalisée grâce à une bourse concédée par la CAPES pour une recherche d’un an dans les bibliothèques françaises et européennes.

On a suivi un scénario fondé  sur la méthode ethnographique (Claude Lévi-Strauss, 1996), comprenant journaux de campagne de recherche (avec photos et vidéos), entrevues  semi-dirigées, et enregistrées sur cassettes et vidéos, des dentellières de la dentelle Renaissance de la municipalité de Monteiro – Paraíba-Brésil, et des dentellières qui développent leur art dans des ateliers en Europe (France, Belgique, Italie). La transcription des interviews a été faite selon des normes définies et cohérentes.

 

La thèse s’ordonne selon les chapitres suivants: Le Chapitre 1, « Déterritorialisation de la Dentelle, construction de l’art de dentellières », met en avant la durée historique de l’écriture qui se (re)construit dans le processus de nomadisme des dentellières et de la déterritorialisation de l’art de la dentelle. Il aborde le concept de dentelle, l’influence de la noblesse européenne et de la religion dans son histoire, la mode, les styles et usages de la dentelle en Europe; il comprend  une brève introduction à l’histoire de la dentelle au Brésil et à la présence de la dentelle Renaissance en Paraíba.

Dans le Chapitre 2, “ Le savoir-faire de la Dentelle Renaissance: création et performance », on analyse la dentelle Renaissance comme une écriture qui réécrit la culture à travers ses points. On aborde la mémoire de la femme dentellière, sa voix et l’importance de la performance dans le processus de permanence et de (re)-création dans le savoir-faire de la dentelle Renaissance, en plus des aspects commerciaux de cet art et la liaison entre la dentellière et son art, dans la construction de l’ « être » dentellière.

Dans le Chapitre 3, “Dentelle Renaissance: écriture et langage de création », on analyse les écritures de la dentelle Renaissance de France et du Brésil, spécifiquement dans le Cariri de Paraíba. On cherche à systématiser les conditions du savoir-faire de la dentelle Renaissance, les conceptions de recréation de points chez les dentellières et des façons de nommer les points qui sont créés, qui forment la dénommée « Mémoire d’Atelier ». On présente les points de dentelle considérés traditionnels et ceux qui sont classés comme points créés, permettant ainsi de centrer la comparaison et l’interaction entre les points de la dentelle Renaissance de France et du Brésil.

Notre étude présente une triple importance thématique. C’est un projet d’importance socio-culturelle, pour ce qui touche à la culture brésilienne, principalement nordestine. Pour les dentellières et la communauté de Monteiro en général, ce travail se veut une collaboration à l’encouragement, à la divulgation et à la valorisation de la culture et de l’art de la dentelle. Ces aspects nous poussent à faire des recherches et à comprendre que, en tant que  chercheurs, nous avons des responsabilités académiques et sociales et nous pouvons contribuer aux actions communautaires en encourageant la connaissance et le débat autour de ces questions, en créant et en renforçant des liens entre communauté et académie.

 

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La communication et l’expression, par les dentellières, de leur mémoire et de leur identité, se fait à travers l’art de la dentelle, fait de motifs inspirés de la culture régionale dans laquelle elles sont insérées. L’expérience du savoir-faire de la dentelle au Brésil expose la voix latente des dentellières européennes en interaction avec des femmes brésiliennes qui maîtrisaient aussi ce savoir.

L’origine de la dentelle est revendiquée par la France, la Belgique et l’Italie. On n’a pas de date précise pour l’apparition de la dentelle. L’époque oscille entre le XVe et le XVIe siècles. Isa Maia (1980, p.103) indique que les premières références de la diffusion de la dentelle d’aiguille « [...] ont été les maisons de familles et les collèges de religieuses ».

L’activité de la dentelle s’est répandue dans le Cariri de Paraíba dans les années 50, quand les communes de São João do Tigre, São Sebastião do Umbuzeiro, Zabelê et Camalaú étaient des districts de Monteiro, considérés comme pôles de production de la dentelle Renaissance en Paraíba.

Dans le Cariri de Paraíba, comme dans le reste du Brésil, la dentelle Renaissance obéit au même mode de faire qui se vérifie, depuis ses débuts, dans le Vieux Monde, commençant par le trait du dessin sur le papier soie, joint à un autre papier plus gros et fixé sur le coussin. Ensuite, le lacet est faufilé sur le papier soie et la confection de la dentelle peut commencer. Tisser la dentelle inclut la construction des points dans les espaces contournés par le lacet. Quand la pièce est prête, elle est retirée du papier, empesée et repassée, montrant le format désiré.

Dans le Cariri de Paraíba, on enregistrait, parmi les dentellières affiliées à l’ASSOAM, jusqu’au moment de la recherche (2010), 108 points différents.

La dentelle Renaissance peut être considérée comme une écriture résultant d’un savoir-faire qui conjugue créativité et mémoire.

Chaque dentellière est “co-auteur” de cet art, à partir de la (re)création de points transmis à travers la voix, dans la performance, à une autre dentellière.

Les résultats de l’analyse des données théoriques et pratiques ont montré que la dentelle se déterritorialise à travers des actions comme l’exode, les immigrations et des formes de commercialisation. Les voix des dentellières qui s’instaurent dans les formes de leurs points et leurs dessins révèlent la culture, la mémoire et l’identité de la femme dentellière.

FIGURE 1: Dois amarrados. FIGURE 2: Sianinha.

 

 

PRINCIPALES REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 

CASTELLS, Manuel. O poder da identidade. Trad. Klauss Brandini Gerhardt. 2 ed. São Paulo: Paz e Terra, 2000. (A era da informação: economia, sociedade e cultura, v.2)

DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix. Mil platôs - capitalismo e esquizofrenia. Trad. Aurélio Guerra Neto e Célia Pinto Costa. Vol. 1. Rio de janeiro: Ed. 34, 1995. (Coleção TRANS)

FECHINE, Ingrid Farias. Brasões de saberes populares: memória das rendeiras do Cariri Paraibano. Dissertação (Mestrado em Educação) João Pessoa: Universidade Federal da Paraíba, 2004.

GEERTZ, Clifford. A interpretação das culturas. Rio de Janeiro: Livros Técnicos e Científicos, 1989.

HABWACHS, Maurice. Memória Coletiva. Trad. Laís Teles Benoir. São Paulo: Centauro, 2004.

LÉVI-STRAUSS, Claude. Antropologia estrutural. Trad. Chaim Samuel Katz e Eginardo Pires. Revisão etnológica de Júlio Cezar Melatti. 5 ed. Rio de Janeiro: Tempo Brasileiro, 1996. (Biblioteca Tempo Universitário, 7).

MAFFESOLI, Michel. Sobre o nomadismo: vagabundagens pós-modernas. Trad. Marcos de Castro. Rio de Janeiro: Record, 2001.

MAIA, Isa. O artesanato da renda no Brasil. João Pessoa: Ed. Universitária/UFPB, 1980.

ZUMTHOR, Paul. A letra e a voz: A “literatura” medieval. Trad. Amálio Pinheiro e Jerusa Pires Ferreira. São Paulo: Companhia das Letras, 1993.

 

 

 


 

 

Dramaturgie et mémoire : le groupe Ícaros do Vale, dans le Minas Gerais (Brésil)

[Dramaturgia e memória do grupo Ícaros do Vale em Minas Gerais (Brasil)]

 

Thèse soutenue par Anna Maria Pereira Esteves

 

 

Thèse soutenue publiquement en visioconférence, le 30 mars 2012 à l’Université de Paris Ouest – Nanterre la Défenseet préparée en cotutelle avec l'Universidade Federal do Estado do Rio de Janeiro (UNIRIO) sous la direction de Madame le Professeur Idelette Muzart - Fonseca dos Santos et de Madame le Professeur Evelyn Furquim Werneck Lima. Thèse écrite en langue portugaise.

 

 

L’objectif de cette thèse est de mener une étude sur le thème de la dramaturgie et de la mémoire du groupe de théâtre Ícaros do Vale qui a fêté en novembre 2011 quinze années de résistance politique et esthétique dans la région du Vale do Jequitinhonha, située dans le sertão de l’État de Minas Gerais.

L’étude s’efforce de répondre à la problématique suivante : si le mode de production artistique populaire du groupe Ícaros do Vale, caractérisé par un engagement avec le « processus de la vie réelle », s’élève à l’universalité, tout en étant ancré dans la représentation d’une particularité, alors les formes particulières de l’esthétique contiennent nécessairement l’universalité esthétique (Lukács, 1968). La vision du monde qu’ont ses personnages transforme le sertão en un modèle de l’univers. Selon Lukács, dans le domaine de l’art la catégorie centrale est la particularité, c’est-à-dire que le réflexe esthétique agit au niveau de la particularité. Cette conception est tout à fait compatible avec les notions de personnage typique et de narration, puisque la narration explique, caractérise, et que la description reproduit une image fidèle. Le genre littéraire exprime la particularité. Ce qui caractérise de manière singulière l’esthétique est qu’il s’agit d’une connaissance anthropomorphe, et l’axe autour duquel elle gravite est le particulier, champ de médiations entre l’universel et le singulier.

L’option adoptée de suivre une méthodologie lukacsienne a déterminé que cette recherche soit menée fondamentalement à travers les catégories ontologiques de l’être social, l’historicité et la totalité.

La question énoncée par Walter Benjamin dans les années 1930 (1994, p.119) et qui trouve un écho, d’une puissance sans pareille mesure, dans la contemporanéité, est la suivante : « Que vaut tout notre patrimoine culturel, si nous n’y tenons, justement, par les liens de l’expérience ? ».

Walter Benjamin explicite que dans « l’ère industrielle » un problème s’affirme avec force : le fait que le mode de vie « hostile et obsédant  » (1983, p.30) de cette époque conduirait au déclin de l’expérience en tant que partage collectif « d’une mémoire et d’une parole communes » (1987, p. 9). Cette perte de l’expérience constitue le thème central de « Expérience et pauvreté », et se présente également comme une des causes de la rareté moderne de la figure du narrateur. Selon les mots de l’auteur :

Il est de plus en plus rare de rencontrer des gens capables de raconter quelque chose dans le vrai sens du mot. De là un embarras général lorsque, au cours d’une soirée, quelqu’un suggère qu’on se raconte des histoires. On dirait qu’une faculté qui nous semblait inaliénable, la mieux assurée de toutes, nous fait maintenant défaut: la faculté d’échanger nos expériences. Il est aisé de concevoir l’une des causes de ce phénomène: le cours de l’expérience a baissé. Et il a l’air de prolonger sa chute.

Contrairement à la logique capitaliste pour laquelle la propriété est privée, l’espace du groupe Ícaros do Vale – des lieux oubliés[1] – est ouvert à un public provenant de diverses villes en tant que lieu de rencontre et de réflexion. Et ce à un moment où les réelles rencontres entre les êtres humains se font de plus en plus rares, à un moment où la création de non-lieux – où ne s’établissent ni contacts, ni historicité, ni référence – constitue la norme actuelle de notre architecture, de notre organisation, et par conséquent de notre relation. Le groupe écrit sa mémoire dans toutes ses représentations par la création de lieux oubliés qui permettent le renouveau de l’homme et de son essence. Le groupe écrit ainsi nécessairement, dans chacune de ses représentations, un « espace trouvé »[2] tel que le définit Gaëlle Breton, faisant référence à l’expression d‘Ariane Mnouchkine : l’espace trouvé s’insère dans le contexte d’une société en pleine crise en cherchant à définir un topos de la mise en scène dialoguant avec la matérialité du lieu, c’est-à-dire dans son existence concrète, indépendante et antérieure à l’intentionnalité et aux codes établis pour la réception. Le concept d’ « espace trouvé » consiste en une utilisation créative d’espaces inusités, c’est-à-dire de lieux dont le potentiel dramatique dépendra de la volonté de l’artiste : la création de l’artiste modifiant, transformant, (ré)élaborant l’espace, interférant ainsi dans le projet. Ce concept confirme l’idée que « le spectacle ne devrait plus se limiter à la scène, mais devrait investir tout l’espace » (Breton apud Oddey, Adilson & White, Christine, p. 148, 2008).

Le groupe Ícaros do Vale se situe dans ce contexte, à contre-courant des règles en vigueur.  En pensant la production théâtrale d’un groupe qui s’inspire (pour l’élaboration de toutes ses pièces) de la culture populaire, comment ne pas restreindre le débat en considérant la culture populaire comme une culture dominée, qui tend à se présenter comme envahie, anéantie par la culture de masse et par l’industrie culturelle, englobée et lacérée par les valeurs des dominants, intellectuellement et esthétiquement appauvrie ? En d’autres termes, comment ne pas restreindre le débat lorsque la culture populaire, d’une part se résume à l’impuissance et est entraînée par la puissance destructrice de l’aliénation, et d’autre part sa représentation (et non pas à proprement parler sa manifestation) est légitimée par la même logique idéologique qui la place dans une condition inférieure ?

Ce sont ces questions qui ont constitué le fil conducteur de cette thèse qui propose une analyse théorique critique des processus qui composent et révèlent la dramaturgie et la mémoire du groupe de théâtre Ícaros do Vale.

Il est important de souligner que penser la dramaturgie et la mémoire du groupe Ícaros do Vale dépasse le cadre d’une étude du texte théâtral. La présente thèse n’a pas cet objectif. Il s’agit ici de voir que la fonction principale de la dramaturgie se trouve dans l’examen de l’interaction du monde et de la scène, en d’autres termes de l’idéologie et de l’esthétique. Il s’agit ainsi de comprendre la manière dont les idées sur les hommes et sur le monde prennent corps dans le texte et sur la scène. Pour cela il est nécessaire d’accompagner les procédés de modélisation (d’abstraction et de codification) de la réalité humaine qui conduisent à une utilisation spécifique de l’appareil théâtral (Pavis, 1999 p.114). Par conséquent, la recherche autour de la dramaturgie et de la mémoire et de son mode de production élevé à l’universalité doit se concevoir dans une notion plus globale, celle d’ « options dramaturgiques », considérant qu’il n’est plus possible d’exister, de nos jours,  un ensemble global et structuré de principes esthétique et idéologiques homogènes[3].

Le travail de recherche développé par le groupe de théâtre a pour but de valoriser la culture des hommes et des femmes du sertão de Minas Gerais et invite les habitants de la région à penser leur identité, même si le contexte est de nature oppressante, plusieurs mouvements contradictoires, de résistance et de consentement, coexistant dans un même espace et temps spectacularisés. L’exercice de réflexion des hommes et femmes qui habitent le Vale do Jequitinhonha constitue le début et la fin du processus créatif du groupe Ícaros do Vale : il se produit par des recherches sur le registre de mémoire de la culture populaire locale et à l’instant même où interviennent les représentations du groupe de théâtre mettant en scène cette culture populaire. Le théâtre émerge de la vie quotidienne et cherche à la restituer, en renforçant son identité et en instaurant une pratique esthétique et politique depuis quinze ans. Il s’agit d’une dramaturgie toujours en cours, jamais fermée, qui a été idéalisée par le directeur Luciano Silveira. Séparer l’étude du texte de la recherche scénique impliquerait que l’on impose une méthode dont le résultat serait voué à l’échec. Luciano Silveira écrit le texte en s’inspirant de son désir d’exprimer quelque chose, il met toujours en scène la culture populaire du Jequitinhonha à travers sa représentation. L’écriture du texte n’est pas entièrement terminée avant la mise en scène. Une étape n’engendre pas l’autre de manière successive, l’écriture des scènes n’est pas linéaire. Le « texte de base », l’idée fondatrice, est écrit par Luciano Silveira pour le groupe, il est ensuite remanié au cours des répétitions et réécrit lors de sa mise en scène.

En analysant la dramaturgie et la mémoire du groupe, nous prenons connaissance des singularités de ses personnages typiques (les lavandières « récitant des litanies » au bord du Rio Jequitinhonha[4], la mère qui pleure la mort de son fils, les enfants qui rêvent d’un Vale avec moins de violence économique, « des veuves dont le mari est vivant », etc.) et de la généralité concrète de l’universalité de la relation de classes.

Le groupe concentre dans sa dramaturgie et sa mémoire la relation entre ses personnages et l’oppression du milieu dont lequel il vit, c’est-à-dire une oppression implicite à la classe subalterne à laquelle il appartient. Cette relation contient en son sein le mouvement de « blocs de pouvoir », de la possibilité d’hégémonies, dans une « totalité contradictoire », avec ses fissures et ses dislocations. Nous voyons la particularité résoudre d’une part la singularité des traits particuliers des personnages et d’autre part l’universalité qui caractérise la lutte pour la survie et la résistance esthétique et politique entre le mouvement des « blocs de pouvoir » susmentionné.

Le  « mode de production artistique populaire » du groupe Ícaros do Vale, du fait d’être plus artisanal, est potentiellement moins industrialisé. La violence économique à laquelle le groupe est soumis favorise une conscience du « processus de la vie réelle » d’hommes et de femmes qui habitent le sertão de Minas Gerais. La conscience politique en faveur de la classe subalterne, associée à la recherche d’une forme épique à travers la négativité pour représenter la culture des habitants du Vale, agissent à contre-courant de la société du spectacle. Face à l’usurpation de la représentation des habitants du Vale do Jequitinhonha, les pièces accumulatives du groupe Ícaros do Vale s’engagent à favoriser la critique et la réflexion du public.

Articulée autour d’une prémisse, la conviction en la possibilité de transformation sociale est le moteur qui stimule le groupe Ícaros do Vale. C’est sur ce point, dans la tentative de trouver des chemins dans le contexte de paralysie des forces progressistes, d’épuisement apparent des formes de résistance et de dépassement collectif face à la grande impulsion capitaliste que nous avons l’intention que ce travail constitue un maillon de plus dans le processus en chaîne de recherches sur les manifestations artistiques et politiques du Vale do Jequitinhonha.

 

 


[1] Cette expression « lieu oublié » a été prononcée par un chauffeur de taxi de la ville d’Araçuaí lorsque João das Neves cherchait un lieu pour la première de Maria Lira. Quand João a choisi le hameau de Itira, lieu où la ville est née, à l’endroit où les fleuves Jequitinhonha et Araçuaí se rejoignent, le chauffeur s’est exclamé tout étonné : « Mais pourquoi ici, dans un lieu oublié ? »

[2] Le concept d’ « espace trouvé » a été formulé par Ariane Mouchkine dans une entrevue à Gaëlle Breton, apud Oddey, A. et White, C. As potencialidades do espaço. In: LIMA, Evelyn F.W. (org.) Espaço eteatro. Rio de Janeiro: 7 Letras, 2008, p. 144-161, p. 148.

[3]Pavis (1996, p.115) met en évidence qu’au moment où le modèle dramaturgique s’est cristallisé dans une forme canonique, il a ainsi empêché toute innovation formelle ou toute nouvelle appréhension de la réalité. Il rappelle qu’il ne faut pas s’étonner que ce modèle ait été violemment rejeté par lesnouvelles esthétiques : le drame romantique au XIXe siècle (même si celui-ci a encore recours aux sources du modèle qu’il conteste) et les mouvements du naturalisme, du symbolisme ou de l’épique au début du XXe siècle.

[4] Le fleuve Jequitinhonha qui traverse différentes régions et frontières politiques, il a suivi une direction historique marquée par la nature. Il a reçu des nombreux noms, à la fois d’origine historique et locale pour finalement recevoir le nom qu’il porte aujourd’hui, à savoir: Massangano, Rio das Pedras, Rio da Areia, Jequitinhonha do Campo, Jequitinhonha das Matas, Rio Encantado, Rio Grande, Giquiteon, Jequié-tinhong, Patixá, Yiki-tinhonhe, Gacutinhonha, Igiquitinhonha, Gequitinhonha, Giquitinhonha, Jacutinhonha, Jiquitinhonha, Rio Grande de Belmonte et finalement Jequitinhonha.

 

 


 

 

 

Le Chemin de la Civilisation – Réflexions autour de la perception des Indiens du Brésil par les voyageurs français (1843-1906)

 

Thèse soutenue par Clotilde Gadenne

 

Le 12 juin 2012 à l'Université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense, préparée sous la direction de Madame le Professeur Idelette Muzart-Fonseca dos Santos.

 

 

 

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, des voyageurs et des explorateurs français rapportent du Brésil des récits, des descriptions, des monographies, qui s'inscrivent dans le contexte d'une opposition entre deux concepts : celui de ‘civilisation’ et celui de ‘sauvagerie’. Cette dichotomie, fondant le principe d'appartenance des Français, induit chez eux un regard spécifique sur l'espace brésilien et sur les Indiens. C'est à travers le prisme d'un progrès supposé de l'Humanité que ces derniers sont envisagés, et renvoyés à un état primitif qui figurerait le passé de ‘l'homme civilisé’.

Il s'agit, à partir de ces récits de voyageurs, de retracer les origines et les modalités du concept évolutionniste qui caractérisa la rencontre de l'altérité au XIXe siècle et qui, remis en question et fortement nuancé depuis par l'anthropologie, continue pourtant de marquer le rapport des Occidentaux aux Indiens. La thèse dépasse ainsi le strict cadre de la perception des Indiens du Brésil par les Français du XIXe siècle, pour s'étendre à une réflexion plus générale sur la civilisation occidentale et son rapport à l'altérité.

Elle se propose de présenter la civilisation occidentale comme un système d'appréhension du monde fondé sur le choix de rapports spécifiques à l'Espace et au Temps, pour redonner à la notion de progrès un caractère relatif lié à une direction choisie – et donc particulière – et pour dessiner en creux la possibilité d'autres rapports au monde – tels que construits notamment par les Indiens du Brésil – qui gagnent ainsi une reconnaissance et un crédit en dehors de toute hiérarchie, sinon voulue, du moins de fait.

Aussi la perception des Indiens du Brésil par les voyageurs français du XIXe siècle est-elle considérée ici pour l'étape qu'elle constitue dans l'élaboration d'une vision évolutionniste de l'Humanité, fondée sur un rapport particulier au monde, dont sont envisagés, en outre, la genèse ainsi que les prolongements actuels.

La thèse s'appuie sur les ouvrages d'explorateurs (Francis de Castelnau, Amédée Moure, Jules Crevaux, Henri Coudreau et sa femme Octavie), de missionnaires (Edouard Durand et Etienne-Marie Gallais), et de Français partis au Brésil pour des raisons diverses, aux caractères plus ou moins aventuriers (Paul Marcoy, Charles Expilly, Auguste François Biard, Adolphe d'Assier, Emmanuel Liais, Alfred Marc, Jean de Bonnefous). La diversité de leurs expériences de contact avec les Indiens ainsi que la période choisie, de 1843 à 1906, permettent d'inscrire les nuances dues à la personnalité de chacun dans le contexte d'une idéologie générale, mais aussi d'envisager la rencontre des Indiens selon son évolution sur une soixantaine d'années.

 

La thèse, en deux parties de 3 chapitres pour l'une et quatre pour l'autre, approche d'abord historiquement la notion de ‘civilisation’, pour étudier ensuite, et replacer dans le temps long, le discours des voyageurs français sur les Indiens. Le « Chemin de la Civilisation[1] » peut ainsi s'entendre à plusieurs niveaux : il renvoie d'une part à la voie empruntée par la civilisation occidentale pour élaborer son rapport au monde, rapport dans lequel s'inscrit la rencontre des Indiens brésiliens ; il fait, d'autre part, référence au processus de civilisation des Indiens prôné par les voyageurs français, qui érigent leur propre modèle culturel en unique possibilité de l'accomplissement humain. En mettant en correspondance ces deux facettes de la notion de Civilisation – son élaboration et son application au XIXe siècle – il s'agit de montrer la boucle que forme un système qui se nourrit de lui-même, les choix de représentation du monde étant assimilés à un progrès et ne laissant qu'une place marginale à toute altérité.

La première partie, intitulée « La rencontre au long cours », vise à rappeler ce que la représentation occidentale du monde doit à des choix et événements successifs, alors même qu'elle est, au fur et à mesure, entérinée comme unique accès à une vérité considérée universelle.

Un premier chapitre retraçant la découverte progressive du globe, depuis la Renaissance, et les changements qu'elle impliqua dans l'élaboration d'un système de représentation, met en particulier l'accent sur la dimension de traversée de l'espace et du temps ainsi que sur le privilège donné à une représentation globale du monde, qui fondent la science moderne – prisme à travers lequel est finalement perçue la réalité. Au sein de cette transformation du rapport occidental au monde, la perception des ‘sauvages’ depuis la Découverte devient un élément significatif de l'orientation civilisationnelle choisie par les Européens.

Le mouvement de reconnaissance et de description du Brésil auquel appartiennent les voyageurs français du XIXe siècle est ainsi présenté, au chapitre 2, comme le prolongement d'un processus amorcé auparavant. Prolongement qui comporte pourtant ses particularités, avec la cristallisation de l'idée de progrès et son application à l'ensemble de l'Humanité, justifiant un impérialisme qui se double désormais de l'argument scientifique. L'étude s'appuie ici en particulier sur les documents diplomatiques de l'époque, tant brésiliens que français, pour montrer les implications économiques et politiques de la venue de Français au Brésil. Les récits de voyageurs retenus sont ainsi replacés dans le contexte d'une convoitise française vis-à-vis d'un territoire perçu pour ses richesses potentielles, convoitise qui colore leur discours sur les Indiens dans la mesure où leur ‘sauvagerie’ devient la marque d'un retard du pays tout entier. L'utilisation de l'argument de la Civilisation par les Français est étudiée plus particulièrement à travers leurs revendications sur le territoire de l'Amapá.

Les sources diplomatiques sont également utilisées pour approcher les enjeux, du côté brésilien, des explorations françaises. Dans le chapitre 3, sont envisagés les efforts du gouvernement impérial pour faire sienne la Civilisation telle que définie par l'Europe, condition nécessaire à son passage d'un statut de colonie à celui d'État souverain. L'adoption des valeurs européennes passe notamment par un développement de la science moderne au sein de l'Empire, qui apprivoise ainsi les notions d'Espace et de Temps telles que comprises par la Civilisation. En se présentant d'abord comme un pays d'avenir puis comme le futur de l'Amérique Latine, le Brésil tend à effacer l'image de son retard dans la marche du progrès. Dans ce contexte, la place réservée aux Indiens, confinés au passé de la Nation, devient significative.

La deuxième partie est intitulée « L'Autre et le Même : la rencontre de l'altérité à travers les écrits des voyageurs français ». Il s'agit ici d'étudier la forme de rencontre de l'altérité que génère le concept de Civilisation, à l'échelle humaine et non plus de nations.

Le chapitre 4 propose une présentation des voyageurs dans leur individualité et à travers leur expérience au Brésil, ainsi qu'un tableau des différentes interprétations données de leurs récits au cours du temps. Ce chapitre se veut charnière entre l'échelle des idées dominantes d'une époque et celle de la dimension personnelle qui caractérise le récit de voyage. Il introduit une interrogation à propos de la rencontre d'une nouvelle altérité : celle que représentent les voyageurs français pour leurs lecteurs actuels. L'attention est ainsi appelée, avant la citation plus ample des récits eux-mêmes, sur la part interprétative qui préside aujourd'hui à leur lecture, et annonce la réflexion qui sera développée au chapitre 7 à propos des « limites du semblable ».

Les chapitres 5 et 6 s'attachent précisément aux commentaires des voyageurs français sur les Indiens. Le chapitre 5 reprend les thèmes récurrents de ces observations, montrant à la fois l'intérêt des voyageurs pour les Indiens, et ses limites. Les ‘sauvages’ étant considérés comme des fossiles de l'Humanité, leurs descriptions portent la marque d'un rejet de la différence qui, répertoriée au nom de la science, est pourtant vouée à disparaître dans sa réalité. Au chapitre 6 est étudié le processus de civilisation des Indiens, d'abord tel qu'il est prôné par les voyageurs, et ensuite tel qu'il est appliqué au Brésil, selon l'interprétation des Français. L'accent est mis sur le rapport au temps qu'un tel processus implique, processus imaginé linéaire par les voyageurs, mais qui prend chez les Indiens la forme d'une multitude de voies de traverse, incitant certains Français à s'interroger sur le concept même de Civilisation.

Le septième et dernier chapitre questionne finalement les fondements de la perception de l'altérité par la civilisation occidentale. Il présente d'abord l'évolutionnisme développé par les voyageurs comme le moyen propre à la Civilisation d'apprivoiser et réduire la différence que présentent les Indiens. Leur renvoi dans le passé de l'Humanité apparaît ainsi dicté par la structure même de la civilisation occidentale qui, d'une représentation du monde à l'échelle universelle, en a conclu à l'universalité de sa propre représentation. Le chapitre se conclut par une réflexion sur la perception actuelle des Indiens qui, bien qu'éloignée de celle présentée par les voyageurs, porte les marques d'une structure civilisationnelle qui en est héritée.

L'étude se conclut sur la proposition d'aborder les diverses civilisations, dont l'occidentale, comme complémentaires les unes des autres, reprenant à l'évolutionnisme la prise en compte de l'Humanité comme un ensemble, et au relativisme le principe d'équivalence et d'originalité des constructions culturelles humaines. Elle se veut démonstration des limites de la perception occidentale du monde, mais aussi définition pour elle d'une nouvelle place au sein de l'ensemble des civilisations, non plus dominante mais pourtant bien unique. La spécificité de son approche de l'espace et du temps, une fois reconnue, permet d'en souligner les apports tout en créditant les autres civilisations de savoirs qui, sinon, lui restent inaccessibles.

 

 

 


[1] Le terme de ‘Civilisation’, avec majuscule, désigne dans cette étude le concept tel qu'il était utilisé au XIXe siècle, c'est-à-dire rapporté uniquement à la civilisation européenne et en opposition au concept de ‘sauvagerie’.

 

 


 

 

Macao : vie culturelle et littéraire d’expression portugaise au milieu du XXe siècle – Luís Gonzaga Gomes, ‘Fils de la Terre’.

 

Thèse soutenue par Vanessa Sergio

 

Le 28 novembre 2012 à l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense et  préparée sous la direction de Mme le Professeur Idelette Muzart – Fonseca Dos Santos (Université de Paris Ouest Nanterre La Défense) en co-direction avec M. le Professeur David Brookshaw (University of Bristol, U.K.).

 

 

Enclave portugaise en territoire chinois, Macao présente, au milieu du XXe siècle, une vie culturelle et littéraire d’expression portugaise, à la fois riche et singulière, portée par des personnalités locales, à l’image du MacanaisLuísGonzaga Gomes. Dans quelle mesure, les années 50 marquent-elles un renouveau dans la vie culturelle et littéraire de Macao, incarné par une élite d’intellectuels portugais et macanais, dans un espace colonial, quels en sont les enjeux ? Cette dynamique culturelle qui s’exprime par le biais de la presse et diverses manifestations artistiques ou scientifiques, s’articule avec la revendication d’une identité macanaise, inscrite dans la culture portugaise au sens large, le discours colonial n’étant jamais bien loin. Derrière cette revendication identitaire, au sortir de la IIe Guerre mondiale, se dessine une lutte pour la survie du territoire, sous le regard critique de la communauté internationale. Ce nouveau souffle apporté à la vie culturelle et littéraire de Macao se traduit aussi par l’échange interculturel luso-chinois, illustré par l’œuvre de LuísGonzaga Gomes. Vecteur de cet échange, ce ‘Fils de la Terre’ incarne la vocation et l’esprit macanais, à savoir, servir de ‘pont’ entre deux cultures, deux civilisations. Son œuvre permet alors la transition entre un environnement culturel colonial et un environnement culturel postcolonial, ou le passage d’un discours nationaliste et égocentrique à un discours plus tolérant, tourné vers l’autre et ouvert sur le monde ‘non lusophone’. Néanmoins, ce discours reste limité par le contexte politique et la mentalité de l’époque.

Pour mener à bien cette étude, une périodisation assez vaste a été choisie puisque celle-ci commence avec le premier numéro de la revue Renascimento, c’est-à-dire, en 1943, et se termine en 1976, date du décès de Luís Gonzaga Gomes. Afin de répondre au mieux à la problématique posée par le thème de ce travail, un plan en deux parties a été élaboré. Dans la première partie, intitulée « Vie littéraire et culturelle de Macao dans la presse de langue portugaise – l’émergence d’une élite intellectuelle », il est question de dresser un panorama - le plus fidèle possible - de la presse, à partir de l’étude de deux revues et de deux journaux qui rendent compte d’une activité scientifique et littéraire, à Macao, dans la deuxième moitié du XXe siècle. La dimension descriptive de cette première partie qui présente chaque périodique et l’analyse de façon détaillée, semble inévitable si l’on considère l’extrême rareté des études antérieures, très fragmentaires, qui s’explique par l’accès difficile aux archives. La deuxième partie de cette étude, qui s’intitule « Portrait d’un intellectuel autodidacte de la moitié du XXe siècle : Luís Gonzaga Gomes ou le symbole des échanges interculturels luso-chinois », est entièrement consacrée à l’œuvre de ce ‘Fils de la Terre’ qui a laissé des contes, des traductions, mais aussi des récits historiques, reflétant l’identité macanaise.

Territoire minuscule sur le bord de l’immense Chine, profondément marqué par le régime salazariste, la révolution culturelle chinoise de 1966, puis par les négociations autour de sa restitution à la Chine, il existe à Macao une culture de langue portugaise, limitée à une poignée de Portugais et de Macanais qui cultivent une identité. En dépit des différents conflits qui ont jalonné l’histoire de Macao au XXe siècle, et les nombreux antagonismes qui ont opposé les autorités portugaises aux autorités chinoises, les années trente et quarante marquent le début d’une dynamique intellectuelle et sociale, et ce malgré l’absence d’institutions officielles (ou privées) destinées à appuyer des manifestations d’ordre culturel.

Le choix de la presse comme objet d’étude, révélateur du champ culturel, s’est imposé à nous dès le début de la recherche. En effet, les périodiques reflètent les courants artistiques, littéraires et scientifiques d’une époque et d’un espace déterminés. Les revues et les journaux permettent d’établir une dynamique culturelle, mais aussi de comprendre les ‘ruptures’ littéraires ou idéologiques avec ce qui précède. Les périodiques se présentent alors comme des instruments privilégiés pour analyser les différents modes de pensée et d’expression. Ainsi, les périodiques comblent parfois une lacune, à savoir, l’absence (ou une très faible activité) de maisons d’édition, mais peuvent aussi apporter une réponse aux populations qui traversent des périodes difficiles, comme c’est le cas à Macao avec la Guerre du Pacifique. Le contexte sociopolitique devient alors un moteur de changements, propice au renouvellement culturel, comme le montre la revue Renascimento, publiée entre 1943 et 1945. La première partie de cette étude permet donc de mettre en relief le rôle joué par les périodiques de la seconde moitié du XXe siècle dans la diffusion et la promotion d’une poétique macanaise d’expression portugaise, et de rendre hommage à ces intellectuels portugais et macanais qui ont œuvré pour faire entendre leur voix.

Luís Gonzaga Gomes incarne la mentalité coloniale de l’époque et revendiquera jusqu’à la fin une identité et une culture portugaises, profondément attachées aux valeurs véhiculées par le régime salazariste. ‘Fils de la Terre’, Luís Gomes a grandi avec l’idée de ‘nation’ et d’‘unité nationale’, deux concepts idéologiques propres à l’histoire de l’expansion coloniale du Portugal. Ainsi, la métropole et ses différentes provinces d’outre-mer (ou anciennes colonies) forment un tout (considéré) homogène et harmonieux, représentant cette fameuse ‘unité nationale’, enracinée dans la mémoire collective de chaque territoire portugais. De cette façon, il semble difficile, voire périlleux, pour les Macanais qui se revendiquent avant tout portugais, de chercher à prendre une quelconque distance, pour ne pas parler d’indépendance, vis-à-vis de cette métropole qui symbolise la mère patrie, ou de se rebeller contre la figure du père incarnée par Salazar. ‘Passeur’ d’idées et de textes qui sont analysés dans leurs différentes modalités (contes, traductions et récits historiques), Luís Gonzaga Gomes est avant tout un ‘Fils de la Terre’. De manière caricaturale, les Macanais se situent entre les Portugais et les Chinois, représentant une sorte de consensus dans la problématique de l’altérité au sein de la population de Macao. Ceux que l’on nomme ‘Filhos da Terra’ - garants de la culture portugaise, devant la menace d’assimilation culturelle représentée par le continent chinois - doivent servir de médiateurs entre les différentes communautés présentes sur le territoire. L’identité culturelle de Macao réside alors dans le maintien de sa différence.

Les années quarante et cinquante apportent un nouveau souffle à la vie culturelle et littéraire de Macao, sous l’impulsion d’une élite locale composée de Portugais et de Macanais comme les frères Carvalho e Rêgo, Deolinda da Conceição, Chagas Alves, José Maria Braga, Patrício Guterres, Luís Gonzaga Gomes, Graciete Batalha, Silveira Machado, ou encore Hernâni Anjos, qui apportent leur contribution aux revues Renascimento et Mosaico, ainsi qu’aux journaux Notícias de Macau et O Clarim. Objets d’étude de la première partie de ce travail, ces quatre périodiques ont dévoilé les points faibles de la presse d’expression portugaise de Macao comme la ‘promiscuité professionnelle et le profil amateur des journalistes: tantôt apprentis critiques, tantôt apprentis écrivains ou poètes.La question de la littérarité (ou le respect des canons littéraires) s’est posée pour chaque auteur qui a publié dans la presse portugaise de Macao, dans la deuxième moitié du XXe siècle. Néanmoins, les compositions n’en demeurent pas moins intéressantes en tant que phénomène culturel car celles-ci apportent des informations précieuses sur la mentalité de la société de cette époque, révélant ses doutes et ses attentes. Même si ces ‘poèmes’ ne démontrent pas de grandes qualités littéraires, ils permettent une lecture sociale d’un groupe déterminé à un moment précis de l’histoire. D’un point de vue critique, ces pseudo-poèmes alimentent et orientent la réflexion du chercheur sur les goûts esthétiques de cette époque, mais aussi sur les aspirations politiques, sociales et culturelles de cette génération, comme le recours fréquent à l’humour qui constitue une sorte d’échappatoire à la morosité ambiante.

Le message qui transparaît avec force, dans ces périodiques, est celui du régime salazariste soutenu par l’Église catholique. Les revues comme les journaux, analysés ici, deviennent les porte-paroles de l’idéologie colonialiste portugaise en publiant des textes de propagande. Périodiques à caractère informatif et culturel, ceux-ci adaptent leur ligne éditoriale en fonction des intérêts du régime politique en place, ce qui ne suffit pas toujours à leur assurer la bienveillance des autorités. Diriger un journal ou une revue de langue portugaise, à Macao, devient un véritable défi pour ces journalistes amateurs confrontés à des obstacles de taille, à savoir : un public de lecteurs réduit, des moyens financiers limités et une censure active qui entraîne, à l’évidence, l’autocensure.

La volonté sans cesse réaffirmée de rendre Macao ‘visible’ aux yeux de la métropole portugaise, de ses colonies et du reste du monde, ressort clairement de cette étude sur les périodiques. L’objectif de ces hommes et de ces femmes est que Macao devienne un foyer d’irradiation de la culture portugaise en Chine. Le lien affectif qui apparaît, de façon explicite, dans ces périodiques, et qui relie Macao à la mère patrie, c’est-à-dire la métropole, fait écho à la révision de la Constitution de 1933, mais aussi à l’Abrogation de l’Acte Colonial, qui ‘transforment’ les anciennes colonies en ‘provinces d’outre-mer’. Il s’agit donc, par l’intermédiaire de la presse, de renvoyer à la communauté internationale une image positive et lisse du Portugal, ainsi que de ses ‘provinces d’outre-mer’.

En ce qui concerne la production littéraire présente dans ces quatre périodiques, hormis quelques textes qui tentent de décrire l’autre et sa culture, notamment la civilisation chinoise, la presse de Macao reste pleinement le porte-parole d’hommes attachés aux valeurs prônées par Salazar, cramponnés à un passé glorieux toujours vivace dans l’imaginaire de la communauté portugaise de Macao. Les années soixante vont quant à elles encourager les initiatives encore timides, engagées par certaines figures locales à l’image de Luís Gonzaga Gomes, de promouvoir l’image d’un Macao plus ouvert sur le monde et qui se revendique comme un lieu de passage, mais surtout d’échanges entre deux civilisations. Ce nouveau discours, désormais tenu par les autorités officielles, rencontre le soutien indéfectible de la presse de Macao qui consolide ainsi son rôle de baromètre socioculturel et politique.

Les textes de Luís Gonzaga Gomes opèrent une transition entre un discours colonial et un discours postcolonial en éveillant l’intérêt de ses lecteurs portugais qui, bien qu’ils vivent à Macao, ignorent presque tout de la civilisation chinoise. Cependant, ce discours révèle aussi la mentalité coloniale de l’époque, surtout lorsqu’il s’agit de décrire les coutumes et les croyances du peuple chinois. Ce double discours tenu par l’auteur, à la fois admiratif et méprisant à l’égard de la communauté chinoise de Macao, traduit le double positionnement des Macanais qui servent souvent d’intermédiaires entre les Chinois et les Portugais.

Luís Gomes matérialise clairement la vocation macanaise par le biais de ses traductions qui, en dévoilant la civilisation chinoise aux Portugais, établissent des relations d’échanges entre les deux cultures (dominantes) présentes sur le territoire. En véritable médiateur, ce fils de la terre participe à la construction d’une identité macanaise forte. Ses textes incarnent, par ailleurs, le mariage entre la morale chrétienne et l’éthique néo-confucianiste, les interprètes-traducteurs devenant, de cette façon, les instruments privilégiés de l’inter-culturalité. Toutefois, la traduction de la monographie de Macao - Ou-Mun Kei-Leok – Monografia de Macau – montre les limites de cette reconnaissance de l’Autre : l’auteur macanais conteste la vision des deux auteurs chinois car celle-ci ne coïncide pas avec la représentation qui circule au sein de la communauté portugaise de Macao. L’objectivité revendiquée par Gomes reste ici factice car elle ne lui permet pas de dépasser le discours colonial dont il reste imprégné.

Les récits historiques, étudiés ici, traduisent les échanges interculturels entre les deux peuples, chinois et portugais, mais ils reflètent aussi la personnalité multiple de l’auteur macanais. Alors même que Luís Gomes adopte un discours typiquement colonial à l’égard des Chinois, et revendique, pour lui et les autres Macanais, une identité culturelle chrétienne, à la fois portugaise et européenne, il ne peut cacher sa profonde admiration pour la culture chinoise. La revue Boletim do Instituto Luís de Camões, dans laquelle il publie dans les années soixante, se présente comme un lieu de rencontre et d’échanges entre la Chine et le Portugal, mais également comme l’expression d’une conscience culturelle macanaise dont le message doit parvenir aux générations futures. Cette période difficile de l’histoire de Macao (Révolution Culturelle chinoise) explique probablement le revirement qui s’opère chez l’auteur, visible dans les périodiques de langue portugaise qui, conscients de la ‘fragilité’ de l’administration portugaise face aux autorités chinoises, s’adaptent en tenant un discours plus tolérant. Les crises qui ponctuent les années cinquante et soixante illustrent cette conscience de la perte de pouvoir de l’administration portugaise comme elles remettent en question l’identité macanaise. Tout en revendiquant une appartenance forte à la culture portugaise, Luís Gonzaga Gomes affirme son identité macanaise par une lecture ‘romantique’ de l’histoire de Macao.

Ce ‘Portugais de l’Orient’ manifeste, dans ses textes, le passage d’une identité portugaise à une identité macanaise. Auteur précurseur, Luís Gomes annonce la nouvelle génération de Macanais qui n’obéit plus à l’ancien projet ethnique défini par un fort sentiment de ‘portugalité’ qui a marqué l’époque coloniale, mais plutôt à la promotion des échanges interculturels luso-chinois.