Thèses de 2006

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  • Mémoire, représentation, fiction : l’écriture de la mémoire dans l’œuvre d’António Lobo Antunes et de Claude Simon, thèse présentée et soutenue publiquement par Felipe Cammaert, le 18 décembre 2006 à l’Université Paris X – Nanterre.

 

 

 

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Mémoire, représentation, fiction :

l’écriture de la mémoire dans l’œuvre d’António Lobo Antunes et de Claude Simon

 

Thèse

 

Présentée et soutenue publiquement par Felipe Cammaert

Le 18 décembre 2006 à l’Université Paris X – Nanterre

 

Préparée sous la direction de Mesdames les Professeurs Claude de Grève et Idelette Muzart – Fonseca dos Santos

 

Jury composé des Professeurs Maria Alzira Seixo, de l’université de Lisbonne, Daniel-Henri Pageaux, de l’université de la Sorbonne Nouvelle – Paris III, Maria Graciete Besse, de l’université de la Sorbonne – Paris IV, de Claude Leroy, de l’université Paris Nanterre, ainsi que des deux directrices de thèse.

 

L’étude focalise, dans une perspective comparatiste, quelques-unes des œuvres de deux écrivains majeurs du XXe siècle : le portugais António Lobo Antunes (1942- ) et le français Claude Simon (1913-2005). Ce rapprochement interroge la représentation du souvenir au sein des écritures romanesques, et plus précisément la forme particulière qu’adopte la narration en vue de traduire la complexité de l’ordre mnésique.


La place de la mémoire dans les écritures simonienne et antunienne est telle que cette notion s’érige en principe structurant de la fiction. Cela conduit, pour les deux auteurs, à examiner la question de la mimésis en littérature. La réflexion tourne donc autour de trois axes principaux : la mémoire, la représentation, et la fiction. En effet, chez Lobo Antunes comme chez Simon, l’activité mimétique s’écarte volontairement d’une démarche réaliste, et se revendique ainsi d’une « mimésis de la vie intérieure ». Dès lors, le rythme de la mémoire dicte le contenu du discours narratif.


L’approche comparative des œuvres de Simon et de Lobo Antunes se fonde sur cinq problématiques de recherche majeures. Les deux premières relèvent d’une réflexion théorique préalable à l’étude comparative des romans. Elles s’insèrent dans une première partie intitulée « Se souvenir ; écrire le souvenir ». À l’intérieur de cette partie, deux chapitres posent les bases conceptuelles nécessaires à l’établissement d’un rapprochement entre Simon et Lobo Antunes. Le chapitre premier explore ainsi la relation entre l’univers de la mémoire et celui de la littérature, afin de présenter l’écriture comme un acte résolument mnésique en vertu duquel se déploie une dimension intime de la fiction. Il s’agit, dans ce chapitre, de définir le contexte dans lequel s’insèrent les œuvres antunienne et simonienne, aussi bien dans la perspective des sciences cognitives que dans celle de la tradition littéraire dont elles se revendiquent.


Pour sa part, le chapitre deuxième se veut une tentative de conceptualisation ayant pour objectif d’aboutir à la définition d’une catégorie théorique, à savoir la notion d’écriture de la mémoire, capable d’expliquer la démarche littéraire des deux écrivains en question. Pour ce faire, on a choisi comme point de départ la caractérisation établie par Dorrit Cohn dans son ouvrage La transparence intérieure, appliquée aux différents modes de représentation de la vie intérieure dans le roman. Ce qui permet de mettre en place un « art poétique » de l’écriture de la mémoire commun à Simon et à Lobo Antunes, de façon à illustrer la confluence de leurs idées sur le roman et sur le rôle de la mémoire dans l’écriture romanesque. C’est donc une fois ce concept d’écriture de la mémoire érigé en principe structurant de leurs démarches littéraires que l’on peut s’intéresser à la confrontation des œuvres romanesques en elles-mêmes.


La deuxième partie de ce travail, intitulée « António Lobo Antunes et Claude Simon : deux écritures de la mémoire », constitue, à proprement parler, la mise en œuvre de la représentation mnésique au niveau des principales composantes fictionnelles. Le chapitre troisième interroge ainsi les différentes figures de l’instance narrative par lesquelles la mimésis de la mémoire se matérialise dans la sphère du narrateur. Des phénomènes tels que l’autobiographie, la polyphonie narrative, les multiples figures de la remémoration ou la question du narrataire y sont abordés, afin de dresser une vue d’ensemble de la composition des voix narratives antunienne et simonienne. On a voulu démontrer que le narrateur fonctionne avant tout comme une entité à la fois ouverte sur le monde et tournée sur elle-même, au sein de laquelle l’effort mnésique est intimement lié à la faculté d’imagination dans la création de fiction.


Dans le chapitre quatrième, l’analyse porte sur la question de la configuration temporelle de l’écriture de la mémoire. Sont étudiés les différents mécanismes par lesquels les romans du Portugais et du Français parviennent à contourner l’attachement à la chronologie, tout en instituant une temporalité spécifique à la narration de souvenirs. Les différentes modalités du temps que nous commentons (le temps immobile, le temps apprivoisé, le temps intime, le temps figuré…) reposent en effet sur une réappropriation de l’ordre des événements au niveau de l’écriture. À cet effet, comme le souligne Maurice Mourier, le participe présent est empreint d’une double fonction : d’une part, traduire la simultanéité propre à la logique du souvenir en suggérant une « présentification » de la scène remémorée et, d’autre part, apparaître comme moteur de la narration en raison de l’accumulation dont il est souvent l’objet.


Finalement, le chapitre cinquième se construit comme une application, dans la sphère de la diégèse, du modèle de l’écriture de la mémoire tel qu’il a été décrit au niveau de l’instance narrative et de la temporalité (Chapitres 3 et 4). On y analyse la question de l’identité, afin de proposer une approche globale du statut du sujet dans l’écriture de la mémoire. Dans un premier temps, il est question d’étudier la manière dont le sujet fictionnel est confronté à la réalité qui découle du monde extérieur. C’est ainsi que des problématiques telles que la relation à l’Histoire, l’expérience de la guerre ou bien la représentation de la mort sont approchées, en vue de figurer un sujet coupé du monde et contraint de se tourner vers son for intérieur. Par ailleurs, une observation de la dimension intérieure de la narration mnésique dévoile la construction d’une identité intime par le recours aux images de l’altérité (miroirs, métamorphoses), ou bien par l’instauration de la problématique de la quête. Tout cela aboutit à l’idée de l’écriture comme l’une des formes privilégiées de la quête identitaire chez Simon comme chez Lobo Antunes.

 

Cette étude de la représentation du souvenir s’est proposé de démontrer que les œuvres de Simon et de Lobo Antunes se définissent essentiellement par rapport à un acte d’invention. Les écritures de la mémoire déploient donc une mimésis mnésique, c'est-à-dire un processus d’élaboration d’une notion d’ordre capable de figurer, dans la langue, ce nouvel agencement de la réalité.

 

Par ailleurs, la quête d’un nouvel ordre s’insère dans une dialectique de construction d’un sens. Pour cela, il suffit de rappeler la notion simonienne du « présent de l’écriture », définie comme « ce qui se produit » au cours du travail de composition littéraire. La conception de l’écriture comme processus de création fictionnelle renvoie donc à la portée artistique de la littérature, et plus précisément à l’idée de l’écriture comme fixation de la réalité dont elle se nourrit. La fixation se matérialise au niveau de l’écriture à l’aide de deux procédés complémentaires : d’une part, le recours à la technique (le langage) pour aboutir à un signe élaboré (le texte) et, d’autre part, le constat de l’expérience (la mémoire et les diverses perceptions qui la constituent). Dans les œuvres de Simon et de Lobo Antunes, la construction d’un sens sera donnée par l’assujettissement de la technique de la langue à la logique de la mémoire. Ainsi, la dimension artistique de ces deux œuvres romanesques réside dans la fixation de la réalité par le biais des souvenirs.

 

En définitive, la mimésis de la vie intérieure, que nous avons identifiée comme principe de configuration de l’écriture de la mémoire chez Lobo Antunes comme chez Simon, présente quatre traits distinctifs essentiels à cette entreprise de fixation de la réalité. Ces particularités de la mimésis mnésique, opèrent donc comme les « pendants » des différentes figures étudiées ici sur plusieurs plans (le narrateur, le lecteur, la remémoration, le temps, l’identité) :

 

- Primo, elle se veut le reflet d’une faculté cognitive par laquelle la création de fiction se fonde autant sur la reconstitution du passé dans la langue que par l’opération d’invention verbale propre à l’imagination. Cette faculté « générative » de fiction, on la retrouve d’une part sur le plan diégétique (au niveau du contenu de la remémoration effectuée par le narrateur) et, d’autre part, dans la sphère extradiégétique (dans la dimension autobiographique, de même que dans les mises en abyme de l’écriture qu’elle suscite).

- Secundo, la mimésis mnésique ne saurait laisser de côté la figure du lecteur, considérée comme une pièce clé des arts poétiques de l’écriture de la mémoire. En effet, lorsque le lecteur entreprend ce que Ricœur appelle la « refiguration » du texte, la représentation de la mémoire du personnage devient effective à l’intérieur de sa propre conscience. Telle est la raison qui nous a poussé à considérer le lecteur comme un espace-temps de la configuration mnésique.

- Tertio, la représentation de la mémoire déploie une instance narrative capable de rendre compte de la simultanéité propre à la logique mnésique, tout en s’exprimant à l’aide d’un instrument successif per se : le langage. Par conséquent, l’identité du sujet au niveau diégétique apparaît plus que jamais « soumise » au regard du personnage fictionnel, aussi bien sur le monde extérieur que sur l’univers intérieur qui est le sien. La narration, et par extension l’écriture, se présentent ainsi comme une quête identitaire destinée à rendre compte du clivage entre le sujet et la réalité qui l’entoure.

- Quarto, la mimésis de la vie intérieure conçoit une orchestration temporelle à l’image de la désarticulation du récit remémoratif. Éloignée de la conception abstraite du temps des horloges, la temporalité intime est un élément à part entière de la représentation des souvenirs. Cela est une conséquence directe de l’emprise de la voix mnésique au niveau de l’instance narrative. Les différentes figurations temporelles convergent donc vers l’élaboration d’une organisation événementielle s’identifiant pleinement à la logique mnésique.

 

La thèse de Felipe Cammaert sera très prochainement publiée aux Editions L’Harmattan, avec l’appui de l’université Paris Ouest Nanterre La Défense.