Les fables dans le recueil de contes de la tradition orale portugaise

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Ana Paiva Morais

Faculdade de Ciências Sociais e Humanas, UNL

Instituto de Estudos de Literatura e Tradição, UNL

 

Parler des fables2 dans la tradition orale portugaise est tâche difficile. Tout d’abord parce que nous ne disposons pas de recueils spécialisés consacrés aux fables. Pourtant, la difficulté la plus importante est à trouver dans la complexité des problèmes posés par les fables lorsqu’on on se propose de les cerner dans le corpus narratif de la tradition orale où se côtoient d’autres récits qui présentent des caractéristiques identiques aux textes de ce genre : d’une part, les personnages animaux abondent dans les contes, et on trouve dans les principales collections des sections entières où les récits d’animaux sont groupés sans organisation apparente ; d’autre part, la concision narrative du conte, très souvent due à l’unité d’action, prête à la fable et au conte une forte ressemblance formelle ; enfin, trait très spécifique même s’il n’est pas le plus fréquent, quelques contes présentent parfois des conclusions en distiques rimés qui peuvent facilement être rapprochés de la moralité des fables, surtout dans les cas où ils prennent la forme du dicton.

 

Comment parler de la fable dans la tradition orale portugaise? Son indéfinition dans les recueils spécialisés du récit populaire est, à notre avis, un trait qui caractérise les textes de ce genre dans la tradition orale, qu’il faut analyser dans le contexte multi-générique des collections, d’autant plus que leur forme est souvent soumise à des adaptations, soit par l’action des transmissions orales soit par le travail du rédacteur du recueil.

 

L'article partira donc de cette difficulté initiale, due, le plus souvent, à une parenté, surtout formelle, entre la fable et le conte, pour essayer d’apporter quelques réponses, comprises non comme des solutions définitives, mais plutôt comme le point d’aboutissement provisoire d’un chemin individuel d’analyse, qui privilégie les manifestations contextuelles des fables dans la tradition orale et les classifications proposées par les recueils.

 

 

La place de la fable dans la tradition orale

 

Teófilo Braga soutient la thèse de la production populaire de la fable en citant Max Müller :

 

Hérodote a propagé l’idée selon laquelle la mythologie grecque aurait été créée par Homère et Hésiode, ce qui a défiguré la vraie nature de la fable en tant que produit naturel de la pensée populaire et l’inévitable survivance des discours du peuple. Ce n’est que dans les temps modernes que la théorie d’Hérodote a pu disparaître face à une perspective perfectionnée et que la tradition populaire, le folklore, a pris une importance semblable qui côtoie la fable classique. (Müller, Mit. :77,83, apud Braga, 1883: 17).3

 

Pendant longtemps, donc, les récits populaires ont été considérés comme des dégradations ou des défigurations des mythes helléniques. Braga soutient que seule la philologie moderne a pu rétablir ce fonds primordial populaire. Les genres poétiques de la littérature grecque sont, eux aussi, issus d’une racine populaire que leur développement artistique n’a pas réussi à effacer.

 

Selon Braga, la philologie a rétabli l’évolution des racines traditionnelles. C’est ainsi qu’il peut affirmer, se faisant l’écho d’autres savants de son époque, que tout art est spontané au départ, et qu’il n’est issu ni du peuple ni de l’aristocratie mais de leur participation intelligente. La littérature populaire, conclut-il, nous offre le cadre de la transmission orale des traditions qui reçoivent de la forme écrite la limpidité et la beauté esthétique.

 

Le souci de trouver un fonds primordial de la littérature est à la source du projet de Teófilo de constituer une “novelística popular”, une mythographie populaire en quelque sorte. Mais quel est le rôle de la fable dans ce projet ? Dès la première édition des Contos Tradicionais… en 1883, Braga avait considéré la fable dans l’ensemble des récits recueillis, lui accordant une place à côté d’autres genres du récit bref, parmi les formes narratives populaires qu’il rassemble sous la désignation de “contes”. La liste des textes recueillis sera considérablement augmentée dans l’édition de 1914-15, notamment en ce qui concerne la fable, même si ce genre faisait partie de sa conception d’une “novelística popular” dès la première édition :

 

Dans la morphologie des Contes il y a un dédoublement graduel qui correspond au progrès mental; la Fable, issue d’une simple comparaison matérielle, atteint l’objectif moral dans l’Apologue, et se fixe dans la forme littéraire, pour se dissoudre dans le courant oral, qui ne conserve la conclusion ou la moralité que dans l’Adage [“Anexim”]. La fable est, après la Métaphore, la forme la plus élémentaire du conte; elle est née de cet état mental subjectif, et de ce mouvement religieux de l’animisme où la parole est donnée aux objets inanimés tels que les pierres; cette faculté se maintient dans les procédés rhétoriques de la prosopopée et dans les imprécations spontanées du peuple. (Braga, 1883: XIX-XX).4

 

La fable fait partie du déroulement progressif de la littérature et elle représente ses stages les plus primitifs. En outre, telle “les imprécations spontanées du peuple”, elle correspond à un état mental subjectif, exprimé de façon intuitive. Ces considérations montrent que Braga considérait la fable comme la forme la plus populaire du conte, un genre matriciel en quelque sorte, puisqu’il la range aux côtés des formes spontanées du discours, qui sont aussi, selon lui, les plus spécifiques à la parole du peuple.

 

L’érudit portugais a ainsi dressé un tableau des formes narratives populaires où l’on peut apercevoir la place primordiale qu’il attribue à la fable (nous renvoyons à l’annexe à la fin de cet article).

 

Pourtant, ce n’est pas parce que la fable est placée à la base du système des genres populaires de Braga qu’elle détient un statut autonome dans son recueil. Au contraire, elle y figure comme un genre subsidiaire du conte et elle s’avère inséparable de celui-ci autant par la forme que par l’organisation du recueil. Pour que la fable puisse se couler dans les moules de la littérature populaire, elle a du être reconstituée a posteriori, c’est-à-dire à partir d'un modèle abstrait. Cette abstraction est néanmoins envisagée comme la reconstitution d’une pureté perdue censée correspondre aux formes originales du récit “populaire”.

 

La fable se trouve, donc, au carrefour de plusieurs perceptions contradictoires. En effet, Teófilo, qui a poussé le plus loin la critique de la fable dans le cadre du récit populaire, donne une perspective paradoxale de ce genre. Nous l’examinerons plus en détail dans la partie suivante.

 

 

Le corpus des fables dans le recueil de la tradition portugaise de Teófilo Braga (1883; 1914-15)

 

Force est de constater que la tradition portugaise médiévale n’est pas très riche en ce qui concerne les recueils de fables, et les textes de ce genre repris par Teófilo Braga sont puisés, dans la majorité des cas, dans les contes et les légendes. Cela n’empêche pas que des emprunts importants aux fables puissent se trouver dans d’autres œuvres, insérés sous une forme complète ou partielle. Dans ces cas là, le récit est parfois adapté à des contextes divers, religieux ou littéraires, mais en conservant toujours le caractère didactique typique de la fable. En ce qui concerne la littérature religieuse, on peut signaler l’œuvre de spiritualité du XVe siècle, Horto do Esposo (HE), où se trouvent quelques fables exemplaires : “o homem e o unicórnio” (HE, 2007: 11), “o cão e a posta de carne” (HE, 2007: 125), “o homem rico e o pardal” (HE, 2007: 276). Dans la traduction portugaise de la Confessio Amantis (CA) de John Gower, connue aussi sous le titre de Livro do Amante, parmi les récits intercalés, dont la majorité est empruntée à la tradition des Métamorphoses d’Ovide, on trouve quelques fables ésopiques comme “le loup et l’agneau” [“o lobo e o cordeiro”], (CA, 2011: 294), “l’envieux et le convoiteux” [“o invejoso e o cobiçoso”] (CA, 2011: 336-337) e “les membres et l’estomac” [“o estômago e os membros”] (CA, 2011: 275). On peut aussi citer le cas de la traduction portugaise en vers du Libro de Buen Amor, dont il ne reste qu’un mince fragment, où, par chance, est conservée une partie du texte de la fable “la montagne qui accouche” [“o parto da montanha”]. Bien sûr, d’autres exemples mériteraient d’être mentionnés pour la période médiévale, mais nous ne voulons pas trop nous attarder ici sur les références aux sources de cette époque.

 

La liste ne serait ainsi pas trop longue si on ne comptait pas parmi les fables du Moyen Âge portugais un important recueil complet du XIVe siècle, le Livro de Exopo, qui est le seul en langue portugaise que nous connaissions à présent. Il nous est parvenu dans un manuscrit du XVe siècle qui a été découvert en 1900 par Leite de Vasconcelos dans la Bibliothèque Palatine de Vienne, l’actuelle Bibliothèque Nationale d’Autriche. Il comprend soixante trois fables précédées d’un prologue et terminées par une moralité ou epymithium. Bien que son modèle principal indirect soit la collection latine connue sous le titre Anonymus Neveleti, très répandue depuis le XIIe siècle et qui est à la source de bien d’autres traductions en langue vulgaire qui ont circulé en Europe, le texte portugais offre des particularités importantes tant dans les fables que dans le prologue. Leite de Vasconcelos avait déjà repéré et décrit la majorité de ces traits dans une étude très minutieuse publiée lors de sa découverte (Vasconcelos, 1906).

 

Il ne sera pas inutile de souligner ici quelques-uns de ces traits spécifiques parce qu’ils nous aideront à mieux comprendre le rôle de cette source médiévale dans quelques collections de contes de la tradition portugaise. Tout d'abord le plus remarquable : un développement, parfois extraordinaire, de la moralité. Mais une influence chrétienne notoire est aussi à remarquer dans la rédaction de beaucoup de ces textes, ainsi qu’un nombre assez important de proverbes et de dictons portugais et de termes populaires. Il s’agit d’un recueil littéraire, où le travail d’écriture est évident, donc d’une traduction assez éloignée de son modèle latin, ce qu’on peut aisément constater même si seule nous est parvenue cette copie de deuxième main. Leite de Vasconcelos a fait une comparaison détaillée de ces deux collections où il signale un grand nombre de particularités propres au texte portugais (Vasconcelos, 1906 : 90-97).

 

Les fables du Livro de Exopo suivent la règle des isopets médiévaux en faisant une séparation nette, autant par la forme que par le thème, du récit et de la moralité. Le dispositif allégorique de la fable médiévale exige cette séparation afin d’éviter un mélange du récit fictionnel et de la leçon et d’assurer la visée morale de la fable, danger contre lequel le public des fables était prévenu dès le premier recueil en langue vulgaire de Marie de France: “n’i ad fable de folie | u il n’en ait philosophie” (Marie de France, 1991 : vs. 23-24)

 

Esope dans ce livre a mis beaucoup de gracieuses histoires de bêtes, d’hommes et d’oiseaux et d’autres choses comme vous le verrez, par lesquelles il nous apprend comment les hommes du monde doivent vivre selon la vertu et se garder des mauvaises actions. Et il a fait ce livre à l’image d’un verger où il y a des fleurs et des fruits. Les fleurs signifient les histoires et les fruits signifient les sentences des histoires. (Livro de Exopo, 1994 : 38).5

 

Cette coupure entre le récit et la moralité avait eu, d’ailleurs, pour effet d’approfondir au Moyen Âge la dissociation entre les deux parties de la fable par rapport à la structure de la fable antique. C’est une pratique qui a trouvé un développement considérable dans le recueil portugais, qui a vu beaucoup de ses fables se munir d’une moralité chrétienne, tandis qu’on ne la trouvait pas dans l’apologue antique ; celle-ci aura tendance à se dissoudre dans l’avenir de ce genre (Boivin, 2006: 380-399).

 

On ne connaît pas d’autre collection complète de fables en langue portugaise avant le début du XVIIe siècle. Ce n’est qu’en 1603 qu’une traduction de la Vie et les fables d’Ésope voit le jour à Évora sous la plume de Manuel Mendes da Vidigueira. Très peu d’informations sur ce nouveau rédacteur portugais des fables ésopiques sont disponibles. Les sources existantes sont rares et très résumées, se contentant d'affirmer qu’il a étudié les humanités et la philosophie à Coimbra et enseigné la grammaire en Alentejo, sa région d’origine, à Séville et aussi à Lagos sous la protection de l’évêque de l’Algarve, et elles fournissent une liste de ses œuvres qui sont aujourd’hui pour la plupart presque introuvables (Machado, 1752: 308). En revanche, son recueil de fables a connu une fortune remarquable dans le contexte éditorial portugais de la fable : on ne compte pas moins de 15 éditions et réimpressions, quelques unes préparées et publiées à l’étranger, entre 1603 et 1914. N’ayant pas pu trouver d’exemplaires des impressions de cet ouvrage de 1603 et de 1611, nous avons travaillé sur un exemplaire imprimé en 1643. C’est d’ailleurs cette édition qui est à la base de celle de 1672, préparée par le P. João Ferreira de Almeida, chez Pedro Walberger à Batavia, capitale néerlandaise des Indes orientales, ouvrage d’importance capitale pour comprendre la portée de la transmission internationale du recueil de Manuel Mendes (Morais in A Fábula na Literatura Portuguesa…, 2013: 18-22). L’utilisation de l’édition de 1643 se justifie ainsi, et pour certaines précisions, nous avons consulté l’édition de 1789 de la Tipografia Rollandiana, deuxième impression de 1791, qui semble avoir été la source directe de Teófilo Braga :

 



 

 

L’avenir extraordinaire auquel était vouée l’œuvre de l’érudit de Vidigueira se doit en toute probabilité à la structure et au style soignés de cette collection qui suit d’assez près la tradition des collections humanistes de fables qui circulaient depuis la deuxième moitié du XVe siècle en Europe.

 

Ce recueil comprend une Vie d’Ésope, soixante dix-sept fables attribuées au premier fabuliste et un supplément avec quinze fables, que quelques critiques attribuent à l’auteur du recueil. Dans chacune des éditions de ce recueil, les textes des fables restent à peu près stables, mais parfois l’éditeur se permet quelques retouches stylistiques, surtout dans les moralités.

 

Cette collection nous intéresse en particulier parce que Teófilo Braga a intégré l’ensemble presque complet des fables de Manuel Mendes dans son recueil de contes de la tradition orale portugaise. Il est à signaler que le texte introductoire de ce recueil, la Vie d’Ésope, n’a point attiré son attention, ce qui ne doit pas nous étonner puisqu’il n’était pas connu en Occident au Moyen Âge, et c’est en tant que texte supplémentaire qu’il figure dans les collections à partir de la fin du XVe siècle, même si cette pratique devient la règle jusqu’à La Fontaine6.

 

Dans la deuxième édition des Contos Tradicionais do Povo Português (1914-15), Braga a inséré soixante quatorze des soixante dix-sept fables de cette collection, et encore six textes retirés du supplément. Par ailleurs, les nouvelles insertions de fables dans la deuxième édition des Contos Tradicionais comptent dix-huit textes dont la majorité avait été puisée dans des sources littéraires. Parmi celles-ci se trouvent le livre de fables médiévales portugais, que nous avons cité plus haut, et des textes de la plume d'écrivains du XVIe et du XVIIe siècles, comme Sá de Miranda, Diogo Bernardes, D. Francisco Manuel de Melo, Frei João de Ceita et de l’anonyme Arte de Furtar. Il est à signaler que Braga a inséré ces textes sans souci de répétitions ; il semble qu’il cherchait avant tout à rendre compte des variantes qui étaient attestées et à multiplier ses sources.

 

La première édition des Contos Tradicionais… est parue en 1883, soit une trentaine d’années avant la deuxième édition. Étant donné qu’elle ne comprenait que huit fables – ce qui n’est pas comparable au total de cent sept fables dans l’édition de 1914-15 –, on constate qu’entre ces trois décennies l’intérêt de Teófilo spécifiquement pour les fables s’est accru de façon très importante. Cette situation nous porte à croire que la redécouverte récente du recueil portugais médiéval avait déclenché un renouveau de la curiosité pour ce genre oublié ou ignoré, qui a eu des effets très intéressants parmi les savants s'occupant de plus en plus, depuis la dernière moitié du XIXe siècle, des traditions orales nationales, situation qui a vraisemblablement joué un rôle important, en particulier dans le développement de la conception teofilienne de la tradition populaire. La redécouverte de la fable en 1900 semble avoir déclenché chez lui de nouvelles réflexions sur la littérature de tradition orale qui avaient abouti à la réunion de ce corpus nouveau et augmenté de façon impressionnante dans son recueil de contes traditionnels, tandis que chez son illustre collègue Leite de Vasconcelos, lui aussi un éminent chercheur dans le domaine des traditions populaires, le Livro de Exopo avait attiré exclusivement l’intérêt du médiéviste et du linguiste.

 

Encore faudra-t-il s’interroger sur ces textes intégrés dans la deuxième édition des Contos Tradicionais. Peuvent-ils être considérés comme des fables bien qu’ils aient été puisés dans des sources où leur catégorie générique ne faisait pas de doute ? Qu'en est-il de ces textes lorsqu'ils sont repris dans un nouveau système textuel ? Arrivent-ils à maintenir leur marque générique, le noyau de la fable, si on peut le dire, ou sont-ils destinés à la transformation afin de mieux s'adapter aux lois du système d'accueil ? Nous proposons de regarder cette question de plus près dans les pages qui suivent.

 

 

De la fable au conte

 

Le titre même de la collection de Braga pose problème, puisqu'il ne mentionne qu’un seul genre – le conte – tout en incluant une diversité de formes : en dehors des fables, on y trouve des légendes, des exempla, des romans anciens ou des extraits d’œuvres dramatiques. Quoique la fable soit massivement augmentée dans la deuxième édition, le recueil ne voit pas de changement sur sa perspective générale initiale en ce qui concerne les genres narratifs populaires, qui sont toujours soumis à la règle formelle du conte.

 

Une des marques les plus typiques de l’apologue, nous l’avons vu, est sa bipartition entre récit et moralité, et dans le cas de la fable médiévale cette scission est particulièrement forte. Dans les recueils des XVe et XVIe siècles, la disposition des deux parties de la fable, en général, ne connaît pas de changements profonds. Au début du XVIIe siècle, lorsque Manuel Mendes da Vidigueira fait imprimer sa collection de fables pour la première fois, cette règle s’impose toujours. Les multiples éditions de ses fables au cours de près de trois siècles n’ont rien changé à cette coupure entre l’histoire et l’epimythium, quand bien même les premiers traducteurs de La Fontaine au Portugal et les vents du romantisme pourraient avoir inspiré autrement les auteurs portugais qui ont cultivé ce genre au cours du XIXe siècle.7 Il faudra attendre le travail des ethnologues savants à partir des années 1870 et leurs éditions des récits de la tradition orale pour que le fond didactique de la fable soit mis en cause et pour voir des transformations formelles majeures dans les textes malgré une utilisation abondante de sources littéraires. La liste des sources de Teófilo Braga, présentée ci-dessous, permettra de percevoir l’importance des auteurs et des œuvres littéraires ainsi que l’extraordinaire apport du recueil de Manuel Mendes :

 

Auteurs/Œuvres

Fables

Livro de Exopo (XIVe-XVe s.)

4

Frei João Álvares (1467)

1

Sá de Miranda, Lettres, églogues (1595)

4

Diogo Bernardes, O Lima (1596)

3

Vida e fábulas do insigne fabulador grego Esopo, traduites par Manuel Mendes da Vidigueira (1603)

 

80

Frei João de Ceita, Quadragena (1619)

3

Arte de Furtar (1652)

1

D. Francisco Manuel de Melo (Lettres) (1665)

2

Hora de recreio (1742)

1

Autres sources anonymes

7

 

Effectivement, on remarque que dans ce recueil la moralité disparaît à la faveur du récit qui désormais prend toute la place de la fable. Ceci se produit dans tous les textes empruntés au recueil de Manuel Mendes sans exception. En voici un exemple, “le chien et la viande” (“o cão e a carne”):8

 

Le chien et la viande

 

Un Chien portait dans sa bouche un morceau de viande, et traversait un fleuve. En apercevant dans l’eau l’ombre agrandie de la viande il lâcha le morceau qu’il transportait dans ses dents pour attraper celui qu’il voyait dans l’eau. Mais le courant du fleuve emporta la vraie viande et l’ombre aussi, et le chien se retrouva sans l’une ni l’autre.

 

MORALITÉ

Ce chien signifie le convoiteux qui souvent, afin d’obtenir des avantages, met ses biens en péril et fini par tout perdre; car comme dit le proverbe: un oiseau dans la main vaut mieux que deux dans le ciel.

 

(Mendes, 1643: 15)

 

Le chien et la viande

 

Un Chien portait dans sa bouche un morceau de viande, et traversait un fleuve. En apercevant dans l’eau l’ombre agrandie de la viande il lâcha le morceau qu’il transportait dans ses dents pour attraper celui qu’il voyait dans l’eau. Mais le courant du fleuve emporta la vraie viande et l’ombre aussi, et le chien se retrouva sans l’une ni l’autre.

 

(Braga, 1985 : 272-73)

 

En examinant les autres fables que Braga a recueillies dans son livre, on constate le même procédé. La transcription des fables empruntées au recueil médiéval portugais est littérale à l'exception des moralités qui, elles, ont été retirées. Cette élimination de la morale s’avère systématique dans les Contos Traditionais… en ce qui concerne les textes puisés dans des sources littéraires, mais elle n’atteint, effectivement, que l’apologue, c’est à dire, les cas où la moralité est formellement détachée du récit. La fable “le rat de ville et le rat des champs” (“o rato da cidade e o rato da aldeia”) de Sá de Miranda, par exemple, n’est pas soumise à ce retranchement de la moralité (Braga, 1985 : 251). D’autre part, il est curieux de voir Teófilo puiser aussi abondamment dans des sources littéraires après avoir critiqué les manipulations ‘artistiques’ des textes :

 

Pour conserver leur caractère de document humain, comme l’aurait dit Zola, il faut envisager ces récits comme des textes qui ne se prêtent pas qu’à l’étude de la dialectologie populaire, et éviter les retouches artistiques; c’est un but qu’on ne pourra atteindre qu’en cherchant à fixer l’état des thèmes traditionnels. (Braga 1883: vi)9

 

Un examen plus profond de l’emploi des sources par Teófilo nous aiderait à mieux comprendre le statut qu’il attribue à la tradition dans le cadre des contes populaires, mais cela nous éloignerait trop de notre sujet10. Nous nous limitons, donc, ici à signaler leur place dans la compilation des fables.

 

 

L’âge d’or des recueils de la tradition portugaise (1875-1915)

 

Dans cette partie de notre article nous adoptons les repères chronologiques retenus par Rui Faria dans sa thèse sur le conte populaire portugais (Faria, 2009 : 81-83) à la suite de Jorge Dias (Dias, 1966). Cependant, alors que celui-ci considérait que la période des maîtres ne concernait que Teófilo Braga, Adolfo Coelho et José Leite de Vasconcellos, Faria préfère inclure dans ce groupe Consiglieri Pedroso, qu’il considère comme une figure majeure de cette époque dans le cadre du conte de la tradition orale portugaise. Ce sont, en effet, les premiers savants qui ont préparé des recueils scientifiquement fondés et qui ont publié des études rigoureuses sur le conte populaire portugais, dont la première, consacrée aux contes de fées, est justement de la plume de Braga (Braga, 1870). Bien que le recueil de Leite de Vasconcelos ne soit paru que dans une édition posthume des années 60 du XXe siècle, celui-ci est généralement pris en comte dans cette période qui correspond à sa préparation par son principal responsable, et occupe une place dans la première génération des recueils de contes populaires portugais dont la légitimité ne fait pas de doute.

 

 

Premiers recueils de contes populaires portugais

Adolfo Coelho

Contos Populares Portugueses

1879

Teófilo Braga

Contos Tradicionais do Povo Português

1883, 1ère ed.; 1914-1915, 2ème ed.

Consiglieri Pedroso

Contos Populares Portugueses

191011

José Leite de Vasconcelos

Contos Populares e Lendas

1964 et 1969 (2 vols.)

ed. posthume par Alda da Silva Soromenho et Paulo Caratão Soromenho

 

 

1. Adolfo Coelho, Contos Populares Portugueses (1879)

 

Adolfo Coelho a été le premier à publier un recueil de contes de tradition orale portugaise, précédé, en 1875, par l’étude inaugurale “Elementos Tradicionais da Literatura. Os contos” parue dans la Revista Ocidental et, en 1878, par un article publié dans la revue O Positivismo qui portait sur les “Materiais para o estudo da origem e transmissão dos contos populares”. Comme l’avoue ce savant professeur des grandes écoles portugaises, cette édition des contes est influencée par l’œuvre majeure des frères Grimm, Kinder und Hausmärchen et elle s’inscrit dans le projet d’une nouvelle pédagogie qui anime plusieurs autres intellectuels de son époque. Elle comprend soixante-quinze contes, recueillis et transcrits directement sans retouches de la part de l’éditeur. Celui-ci souligne que son travail s’est limité à recueillir et à compiler les textes, mais qu’il ne s’est pas essayé à la rédaction de ceux-ci et il se garde bien de se présenter en tant qu’auteur.

 

Les contes d’animaux représentent une minorité dans l’ensemble de la collection. On n’en compte que cinq, dont trois seulement peuvent être considérés comme des fables : “le renard et le coq”12, “le renard et le loup dans le puits” et “le renard et la cigogne”13. Le recours à la fable est faible, comme c’est le cas dans les autres collections de ce groupe à l’exception de celle de Braga dont on s’est déjà occupé dans cet article.

 

Les fables dans les principaux recueils de contes de la tradition orale (1875-1915)

Auteur/Œuvre

Fable

Conte-type

Conte

 

 

 

Adolfo Coelho, Contos Populares Portugueses (1879)

Le renard et le coq [A raposa e o galo]

CPFT 62

 

 

Le renard et le loup [A raposa e o lobo]

Le renard, le loup et la lune réflechie [A raposa, o lobo e a lua reflectida]

 

CPFT 34B

Le renard et la cigogne [a raposa e a cegonha]

CPFT 60

Le renard et la cigogne [a raposa e a cegonha]

 

CPFT 60

Renard folâtre [Raposinha gaiteira]

Consiglieri Pedroso, Contos Populares Portugueses (1910)

Le renard et le coq [A raposa e o galo]

CPFT 62

idem*

Le loup et le hibou [O lobo e o mocho]

CPFT 6

idem

La bataille entre les oiseaux et les animaux [a batalha entre as aves e os animais]

CPFT 222

Le grillon et le lion [O grilo e o leão]

 

Leite de Vasconcelos, Contos Populares e Lendas (1963)

Le renard et le coq (2 versions) [A raposa e o galo]

CPFT 62

idem

Le renard et la cigogne [A raposa e a cegonha (8 versions)]

CPFT 60

idem

Le goupil et le hibou [A zorra e o mocho (3 versions)]

CPFT 6

idem

* Le titre du conte correspond à celui de la fable.

 

La persistance de la fable “le renard et le coq” dans les collections portugaises est remarquable. Voici la description de ce conte-type dans le Catalogue of Portuguese Folktales (CPFT) : afin de faire descendre le coq de l’arbre où il s’est perché, le renard prétend qu’on vient de passer une loi qui déclare la paix entre les animaux. Mais lorsqu’il sent s’approcher des chiens de chasse, il s’enfuit, et le coq crie: “montre-leur la loi!” (CPFT, 62). L’insistance sur cette fable se doit probablement au goût marqué dans ces collections portugaises pour les contes du renard, et à la préférence donnée dans les “contes d’animaux” au motif de l’animal rusé. En effet, dans le Catalogue of Portuguese Folktales le groupe des contes d’animaux sauvages est divisé en deux sous groupes dont un est exclusivemente réservé à cet animal : le Renard (ou autre animal) rusé et Autres animaux sauvages.

 

Bien entendu, le but pédagogique de la fable n’est pas plus à trouver ici qu’il ne l’était chez Teófilo Braga, et on remarque que le fond thématique de la fable a si bien coulé dans le moule du conte qu’elle s’en trouve défigurée. À titre d’exemple, on peut constater qu’il y a un renversement du premier motif, le leurre du coq par le mensonge du renard – la paix entre les animaux n’est plus un faux argument produit par le renard afin de duper le coq, mais elle est devenue une information qu’il reçoit de quelques chiens de chasse qui le croisent. De surcroît, la ruse du renard se déploie en diverses séquences narratives qui incluent les interventions de plusieurs animaux dont l’âne, le loup, le lapin et l’agneau, ce qui donne une complexité au récit qui n’est pas compatible avec la concision de la fable, et surtout pas avec sa structure antithétique caractéristique, où un conflit oppose deux protagonistes. L’unité d’action typique de la fable est remplacée par une narration complexe résultant d’une fusion de plusieurs récits, et le schéma des protagonistes doubles, qui favorise une logique antithétique du type mal/bien, dupeur/dupé, fort/faible, se retrouve changé en un récit à plusieurs personnages. On voit le récit s’allonger d’un nombre de motifs empruntés à d’autres textes jusqu’à ce que la fable soit à peine reconnaissable. Dans la variante retenue par Adolfo Coelho, le texte se présente plutôt comme une petite somme de récits concentrés où sont rassemblés les types 62, 15, 34B, 60 du CPFT dont trois correspondent à des fables.

 

De même, “renard folâtre” (“raposinha gaiteira”) comprend trois noyaux narratifs dont seul le premier correspond à la fable : d’abord “le renard et la cigogne” (CPFT 60), ensuite “le loup est persuadé à porter renard sur son dos” (CPFT 4), et il s’achève par “le renard dans le puits” (CPFT 32). Comme l’éditeur du recueil le constate lui-même, il y a dans les contes populaires portugais des “étranges combinaisons d’éléments de contes divers telles qu’on en trouve dans d’autres pays aussi” (Coelho, 1985: 43). Mais le plus curieux chez Coelho est la tendance des récits à la chaîne de contes. Nous nous en tenons, pour le moment, à signaler ce phénomène, qui, certes, mériterait une analyse plus développée, et, pour les questions théoriques, nous renvoyons le lecteur à l’étude de Dominique Boutet (2006).

 

Ces combinaisons ont, bien entendu, des conséquences majeures pour la transformation des genres, et celle de la fable en particulier. Les exemples donnés sont symptomatiques de la tendance des fables à l’amplification jusqu’à leur transfiguration, et bien que ces récits survivent au sein des recueils de la tradition orale, les conventions génériques de la fable ne sont presque plus repérables face à la prédominance formelle du conte. Nos principaux recueils présentent, il est vrai, un système générique complexe, comme l’attestent les divisions par sections ou “cycles” de la main des éditeurs : “Contes mythiques du Soleil, de l’Aurore et de la Nuit”, “Nouvelles et facéties de la tradition populaire”, “Histoires et exemples de thème traditionnel et forme littéraire”, “Légendes, anecdotes [‘patranhas’] et fables”. Il n’en reste pas moins que les récits dans sa généralité se laissent plier aux lois génériques imposées par le conte. Il semble que ces recueils se trouvent dans la croisée, d’une part, d’un contexte multiple des genres narratifs, très complexe, qui s’est épanoui au Moyen Âge et qui a commencé à décliner depuis, et, d’autre part d’un système du récit populaire qui tend à unifier les formes du récit bref autour des conventions du conte.

 

 

2. Consiglieri Pedroso, Contos Populares Portugueses

 

En 1882 Consiglieri Pedroso a vu imprimer par la prestigieuse Folklore Society une trentaine de contes de la tradition orale portugaise appartenant à sa large collection, traduits du manuscrit original par Henriqueta Monteiro, et parus sous le titre Portuguese Folktales. En 1897-98 treize contes ont été publiés dans la Revista Lusitana dans la version originale, et en 1906, toujours en langue portugaise, un troisième groupe voit le jour à Paris dans la Revue Hispanique. En 1910, la Livraria Ferreira Editora publie, enfin, une collection complète des contes recueillis par Consiglieri Pedroso.

 

Il suffit d'une simple comparaison entre les éditions de 1882 et de 1910 pour comprendre que le conte merveilleux a un grand avantage vis-à-vis des autres types de contes. Il figurait en exclusivité dans l’édition de la Folk-Lore Society, et en 1910 son nombre s’est accru de façon importante, passant de 30 à 48 (Faria, 2009), même si d’autres types de contes sont sélectionnés cette fois-ci : “contes d’animaux”, “contes religieux”, “contes nouvelles”, “contes de l’ogre dupé”, “contes facétieux” et “contes énumératifs”. En outre, le merveilleux mérite une réflexion théorique qui surpasse de beaucoup l’attention que l’auteur prête aux autres types de contes et vraisemblablement c’est le trait qui représente de façon plus importante la mythographie, définie par Pedroso comme “la science qui a pour objectif l’étude de toutes les questions liées à l’origine, l’essence et la transmission des contes populaires”, (Pedroso, 1984 : 34). Dans le cadre de ses études sur les contes populaires se réclamant d’une méthode comparative, Pedroso va jusqu’à faire de la recherche des contes merveilleux une étape fondamentale de l’histoire nationale :

 

La recherche du merveilleux populaire portugais dans ses multiples relations avec le merveilleux chez les autres peuples, antiques aussi bien que modernes, est un chapitre des plus intéressants d’une véritable Histoire du Portugal. (Pedroso, 1984 : 34).14

 

La notion de ‘littérature populaire’ chez Consiglieri Pedroso n’est pas trop loin de celle que Teófilo Braga avait proposée, mais il insiste sur la provenance populaire des contes qu’il a recueillis “directement de la tradition orale de sorte que [leur] authenticité est tout à fait irréfutable” (Pedroso, 1984 : 34-35)15 et que “cette collection représente ce que nous avons pu recueillir de la bouche vierge du peuple” (Pedroso, 1984 : 35)16

 

Néanmoins, à la différence des travaux de son collègue sur les contes populaires, dans son recueil il est très peu question de la fable. On y trouve à peine deux exemples, les plus caractéristiques, “le renard et le coq” et de “le loup et le hibou”. Dans les deux cas, la fable est mélangée avec un autre récit de façon à recomposer un ensemble complexe. Pour la première, il s'agit du récit du merle, du paysan, de sa fille et du loup qui fait suite au motif principal. La fable se trouve muée en un conte qui représente un épisode de l’éternel conflit entre le renard et le loup où la ruse du goupil est encore une fois mise en évidence. La deuxième occurrence, “le loup et le hibou”, reprend un texte fréquent dans les recueils, mais le renard est remplacé par le loup. Cette fois-ci c’est le hibou qui l’emporte sur le prédateur. Il est curieux de voir le changement du protagoniste dupé au moment où la fable prend la forme du conte ; on pourrait peut-être y voir un signe de la typification du loup en tant que victime de la ruse de ses compagnons ou adversaires. Il ne faut pas oublier, nous l’avons déjà remarqué, que l’influence des récits de la tradition du Roman de Renart est assez nette dans nos recueils.

 

 

3. Leite de Vasconcelos, Contos Populares e Lendas (1963-66)

 

Le recueil de Leite de Vasconcelos est le plus important que nous possédions jusqu’à présent. Non seulement il est le plus complet, mais il a également été réalisé selon des critères philologiques et méthodologiques plus rigoureux et plus actualisés, ce qui n'a rien d'étonnant puisque son éditeur avait un accès facile à la bibliographie la plus actuelle grâce à ses fonctions de conservateur à la Bibliothèque Nationale à Lisbonne, et car ce recueil est le plus récent de ce groupe. Il s’agit, pourtant, d’une édition posthume qui n’a vu le jour que plus de deux décennies après la mort du savant ethnologue par les soins de Alda da Silva Soromenho et de Paulo Caratão Soromenho. Les organisateurs ont pu recourir, dans les années 1960, à des méthodologies d’édition qui n’étaient pas à la portée des éditeurs de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Pour les détails de l’organisation du recueil, nous renvoyons à l’introduction de Paulo Caratão Soromenho (Vasconcelos, 1963 [1964] : VII-XXIX).

 

Cette édition monumentale regroupe plusieurs centaines de contes populaires dans le premier volume et surtout des légendes dans le second. Les contes populaires sont divisés en cinq cycles de contes : Animaux (104), La Belle et la bête (24), Christ et S. Pierre (34), Énigmes (18), Êtres surnaturels (156).

 

Parmi plus d’une centaine de contes d’animaux on trouve à peine trois fables, en plusieurs versions, ce qui est en accord avec le mince corpus que représente ce genre dans les recueils de la tradition populaire malgré les dimensions de cette collection. Ce sont les trois fables principales que nous avions déjà repérées dans les recueils de Coelho et Pedroso : “le renard et le coq”, “le renard et la cigogne” et “le renard et le hibou”. On voit que dans nos recueils la variété des textes n’est pas de mise en ce qui concerne la fable. Les variantes recueillies par Leite de Vasconcelos confirment le phénomène observé chez Coelho – les fables circulaient en versions composites, parfois mélangées avec des motifs empruntés aux contes, mais aussi en versions autonomes. Dans une des versions de “le renard et la cigogne”, qui correspond au type CPFT 60, par exemple, la fable a intégré le motif du renard qui feint d’être mort et se fait porter à califourchon par le loup (CPFT, 4) et les motifs du renard qui convainc le loup de boire toute l’eau de la rivière pour prendre un faux fromage dans le fond (CPFT 34B). Nous rencontrons, donc, le procédé du mélange de motifs ou de récits que nous avions déjà trouvé dans d’autres recueils, mais qui est mis davantage en relief dans les fables du recueil de Vasconcelos où plusieurs variantes sont retenues. Le souci de maintenir les variations de chaque conte favorise la méthode comparative, que déjà Consiglieri Pedroso avait soutenue comme celle qui convient le mieux à une étude rigoureuse des contes populaires.

 

 

Conclusion

 

En dépit du mince corpus de fables retenu par nos principaux éditeurs de recueils de contes de la tradition orale, la fable a retenu leur attention puisqu’ils lui ont tous accordé une place et qu’ils ont désigné spécifiquement ce genre dans les recueils. On ne cessera de faire de même par la suite (Ana de Castro Osório, Alexandre Parafita). Il est clair que le recueil de Teófilo Braga occupe une place tout à fait exceptionnelle en ce qui concerne la fable, tant par le nombre de fables retenues que par son système du récit populaire, de la “novelística”, où la fable est désignée comme le genre de base. Il s’agit, dans la majorité des cas, de textes insérés dans la section des “contes d’animaux”, lorsqu’il y a une division par groupes de contes, ce qui montre, en ce qui concerne la fable, que la tradition s’est spécialisée, en quelque sorte, sur ce type. Chez Vasconcelos, par exemple, le nombre des contes du cycle Animaux n’est surpassé que par les Êtres surnaturels et les Facéties. Néanmoins, la fable n’arrive presque jamais à garder son fond moral, ce qui est, d’ailleurs, une caractéristique des contes populaires dans les recueils portugais. La structure du récit elle-même met en évidence que la mentalité morale n’a plus de place dans le conte populaire : les couples adversaires cesse de se structurer autour du fou et du sage ou de la victime et de l’agresseur, par exemple. Bien que la coupure antithétique entre les protagonistes soit conservée, le conflit est détourné vers le thème de la ruse afin de nous montrer un monde où il faut plutôt compter sur l’intelligence pour survivre. La forme du conte prend, alors, le relais de la fable. C’est cette mutation de la fable dans les recueils de la tradition orale que nous avons essayé de donner à voir sous divers aspects, tout en proposant une lecture de la fable intégrée dans le contexte multi-générique des recueils.

 

 

Bibliographie

 

Adrados, Francisco Rodríguez. Historia de la Fábula Greco-Latina. Madrid: Editorial de la Universidad Complutense, 1979-1987, vols. I-IV, 727, 652, 597 p.

 

BOIVIN, Jeanne-Marie. L’Enfance de la fable en français. Paris : Honoré Champion, 2006.

 

Boutet, Dominique. “De la fable à la chaîne de contes: le corbeau et le renart dans les isopets, le Roman de Renart, le Libro del Conde Lucanor et le Libro de Buen Amor”, Medioevo Romanzo, XXX, 2006, p. 223-237.

 

Braga, Teófilo. « Da Novellistica Popular », in Contos Tradicionais do Povo Português. Porto: Livraria Universal de Magalhães e Moniz Editores, 1883, Vol. I, p. XV-LI.

——— Contos Tradicionais do Povo Português. Lisboa: Dom Quixote, 1987 (1ª ed. Porto : Libraria Universal de Magalhães e Moniz Editores, 1883 ; 2ª ed (ampliada) J.A. Rodrigues & Cª, Editores, II vol. 1915).

——— “Os contos de fadas”, in Estudos da Edade Média. Porto : Ernesto Chardron, 1870, p. 53-75.

 

[CPFT] Cardigos, Isabel (with the collaboration of Paulo Correia and J.J. Dias Marques). Catalogue of Portuguese Folktales. Helsinki : Academia Scientiarum Fennica, 2006, 406 p.

Livro de Exopo. Edição crítica com introdução e notas de Adelino de Almeida Calado. Coimbra : Boletim da Biblioteca da Universidade de Coimbra, 1994, vol. 42, 100 p.

 

Coelho, Adolfo. Contos Populares Portugueses. Lisboa: P. Plantier, 1879, XXXII-165 p.

 

Correia, João David Pinto, “Os Géneros da literatura tradicional oral – contributo para a sua classificação”, O Foco, 1993, nº 9, p. 64-69.

 

DIAS, A. Jorge, “Bosquejo Histórico da Etnografia Portuguesa”, Revista Portuguesa de Filologia, Suplemento Bibliográfico II, 1966, p. 1-64.

A Fábula na Literatura Portuguesa: Catálogo e História Crítica. Coordenação de Ana Paiva Morais. [en ligne], septembre 2013. MemoriaMedia. Disponible sur : <http://www.memoriamedia.net/fabula/>

 

FARIA, Rui Miguel Ventura do Couto Tavares de. O Conto popular português. Porto : Faculdade de Letras, Universidade do Porto, 2009, (thèse de doctorat), 468 p.

 

MACHADO, Diogo Barbosa de. Bibliotheca Lusitana. t. III, Lisboa : Inácio Rodrigues, 1752, p. 308-309.

 

Marie de France. Les Fables. Édition critique accompagnée d’une introduction, de notes et d’un glossaire par Charles Brucker. Louvain: Peeters, 1991, X-402 p.

 

Mendes, Manuel [da Vidigueira]. Vida e Fábulas do insigne fabulador grego Esopo. De novo juntas e traduzidas com breves aplicações morais a cada fábula, por Manoel Mendes da Vidigueira. Lisboa: Antonio Alvares, 1643, 75 p.

 

Pedroso, Zófimo Consiglieri. Contos Populares Portugueses. Lisboa: Livraria Ferreira Editora, 1910. (ed. ut. : Lisboa, Vega, 1984).

 

Pereira, Luciano. A fábula em Portugal. Contributos para a história e caracterização da fábula literária. Porto: Profedições, 2007, 385 p.

 

PERRY, Ben Edwin (ed. et trad.). Babrius and Phædrus. Cambridge, Massachusetts-London, England : Harvard University Press, Loeb Classical Library, 1965, 634 p.

 

Vasconcelos, José Leite de. Contos Populares e Lendas. Coimbra : Acta Universitatis Conimbrigensis, 1964 [1963]-1969 [1966], vols. I-II, XXIX-702 p.; 911 p.

——— “Fabulário Português”, Revista Lusitana, Vol. 9, 1906, 5-109.

 

ANNEXE

Classification des formes narratives populaires par Teófilo Braga

 

(Braga, 1883 : XLVI-XLVII)

 

 


 

 

1 Une première version de ce texte a été présentée, à l'invitation de la Bibliothèque de la Fondation Gulbenkian, à Paris, le 14 avril 2014 et sa version filmée est tenue à la disposition des lecteurs de la bibliothèque.

2 L’imprécision du concept de fable lorsqu’il est pris dans le contexte des genres littéraires, d’une part, et la popularité dans la tradition orale portugaise de récits aussi proches que ne le sont les contes du Renard, d’autre part, nous portent à ne considérer dans cet article, parmi les fables des recueils de la tradition orale portugais, que celles appartenant à la tradition ésopique telle qu’elle est envisagée par Perry dans son index des fables (Perry, 1965: 613-630).

3Heródoto propagou a ideia de que Homero e Hesíodo é que criaram a Mitologia da Grécia desfigurando a verdadeira natureza da Fábula como produto natural do pensamento popular, e a inevitável sobrevivência dos colóquios do vulgo. Só modernamente é que a teoria de Heródoto despareceu diante de uma vista mais perfeita, e que a tradição popular, o folclore tem igual importância ao lado da fábula clássica”. Toutes les traductions des textes portugais sont de notre responsabilité.

4 Na morphologia dos Contos ha um desdobramento gradual que corresponde ao progresso mental; a Fabula, nascida de uma simples comparação material, eleva-se ao intuito moral no Apólogo, fixando-se na forma litteraria, e dissolvendo-se na corrente oral que apenas conserva a conclusão ou moralidade no Anexim. A fabula, depois da Metaphora, é a forma mais rudimentar do conto; nasce d’esse estado mental subjectivo, e d’esse sentimento religioso do animismo em que se dá falla ás cousas inanimadas como as pedras; esta faculdade subsiste ainda nos processos rhetoricos da prosopopeia, e na imprecação espontânea do povo. (Braga, 1883 : xix-xx)

5 Este Exopo, em aqueste sseu livro, poem muytas estorias ffremosas d’animalias, de homẽes e de aves e de outras cousas, segumdo em elle veredes, pellas quaaes ell nos emsinava como os homẽes do mundo devem se viver virtuosamente e guardar-sse dos males. E assemelha este sseu livro a hũu orto no quall estam flores e fruytos. Pellas frores sse emtemdem as estorias e pello fruytosse emtende a semtemça da estoria. (Livro de Exopo, 1994 : 38).

6 C’est à partir de la diffusion en occident de la Vie d’Ésope due au moine byzantin Maxime Planude (ca 1255 – ca 1395) et de sa traduction en latin par Remicio (1448), que ce texte a commencé à intégrer les recueils de fables en Europe.

7 La reception tardive et éparse de La Fontaine au Portugal est à contraster avec la faveur qui ont mérité les collections de Iriarte, Lessing et Kriloff, sans mentionner les fables de Fèdre reprises au cours du XIXe siècle, dont les recueils ont été traduits de façon plus systématique. Pour des données plus précises sur les traductions des recueils de fables à la fin du XVIIIe et au cours du XIXe siècles nous renvoyons au Catalogue en-ligne Catálogo da Fábula na Literatura Portuguesa, http://www.memoriamedia.net/fabula/index.php/catalogo-da-fabula .

8O cão e a carne”, «Levava um Cão na boca um pedaço de carne, passava com ela um rio, e vendo no fundo da água a sombra da carne maior, soltou a que levava nos dentes por tomar a que via dentro na água. Porém como o rio levou para baixo com sua corrente a verdadeira, levou também a sombra e ficou o Cão sem uma e sem outra. moralidade - Este Cão significa o cobiçoso, que muitas vezes, por haver maiores interesses, arrisca o seu, e perde tudo; por onde diz bem o proverbio: Mas vale paxaro em mano que buitre bolando» (Mendes, 1643: 15); ”, «Levava um Cão na boca um pedaço de carne, passava com ela um rio, e vendo no fundo da água a sombra da carne maior, soltou a que levava nos dentes por tomar a que via dentro na água. Porém como o rio levou para baixo com sua corrente a verdadeira, levou também a sombra e ficou o Cão sem uma e sem outra.» (Braga, 1985:272-73)

9 Para conservar-lhes o carácter de documento humano, como diria Zola, é preciso ver nestas narrativas mais do que um texto para estudo de dialectologia popular, e fugir aos retoques artísticos; esse termo só se poderá achar visando fixar o estado dos temas tradicionais. (Braga, 1887: vi).

10 Rui Faria a lancé des bases importantes pour ce travail (Faria, 2009: 120-122).

11 Quelques-uns des contes de ce recueil avaient été publiés auparavant dans la Revista Lusitana (1897-98), un autre groupe dans la collection de documents ethnographiques de la Folk Lore Society sous le titre Portuguese Folk-Tales (1882), en un dernier ensemble de contes dans la Revue Hispanique à Paris (1906).

12 Fable insérée dans “Le renard et le loup” [A raposa e o lobo].

13 Les deux fables sont insérées dans “Renard folâtre” [Raposinha gaiteira].

14A investigação do maravilhoso popular português nas suas múltiplas relações com o maravilhoso dos outros povos, tanto antigos como modernos, é um capítulo dos não menos interessantes de uma verdadeira História de Portugal”. (Pedroso, 1984 : 34).

15Todos os contos que figuram neste volume foram coligidos diretamente da tradição oral, de modo que a sua genuinidade é de todo o ponto irrefutável”. (Pedroso: 34-35).

16A presente colecção representa o que nos foi dado colher da boca virgem do povo e vem ainda impregnada do suave perfume da alma popular, não tendo tido tempo de perder por alterações ou adulterações eruditas a sua fragrância original”. (Pedroso, 1984: 35-36).



Pour citer cet article:

 

MORAIS, Ana Paiva. «Les fables dans le recueil de contes de la tradition orale portugaise», Plural Pluriel - revue des cultures de langue portugaise, n°12, printemps-été 2015, [En ligne] URL: www.pluralpluriel.org. ISSN: 1760-5504.