Numéro 9: compte rendus


O Colonial e o Pós-colonial: Reflexões Críticas

 

Revue Abril
Vol. 4, n. 7, Novembre de 2011



Écrire le compte rendu d’un numéro d’une revue est souvent une opération au résultat partiel : s’il est impossible de restituer au lecteur en quelques lignes la complexité des différents articles,  il n’est pas aisé, non plus, de trouver des traits communs substantiels qui puissent rendre une idée de l’ensemble des textes sans en banaliser le contenu.  Dans le cas du dernier numéro de la revue Abril, et il en faut reconnaitre le mérite à la rédaction et aux auteurs, cette tache à été facilité par deux facteurs: les articles respectent avec rigueur le thème du titre, O Colonial e o Pós-colonial, et ils le font dans une approche similaire, critique et méthodologique plus que descriptive.

Le nom  de la revue, Abril -  publiée pour la première fois en 1998 par le group de recherche sur les littératures portugaise et africaines de langue portugaise de l’Université Federal Fluminense (Niterói, Brésil) - est selon la volonté de ses fondateurs un double hommage à la liberté : la liberté symbolisée par la date du 25 de avril de 1974 et l’indépendance des colonies portugaises dans le continent africain, célébrée un ans plus tard.  

Si la critique et le discours littéraire au Portugal et dans les pays de langue africaine se situent dans un cadre conceptuel dessiné par la théorie postcoloniale, le statut et l’usage des catégories du colonial et du postcolonial dans les études littéraires contemporaines doivent être actualisés et redéfinis. Analyser l’écriture narrative de l’après-indépendance en Angola, Cap-Vert,  Guinée Bissau, Mozambique et Saint Tomé et Prince, mais aussi dans le Portugal post-salazariste, permet selon les auteurs de la revue non seulement de problématiser les relations historiques, politiques, sociales entre ces pays, mais aussi de créer nouvelles formes d’interprétation et de compréhension du processus de décolonisation et de construction identitaire.


Bien que le discours théorique postcolonial, ainsi que le commun dénominateur linguistique, semblent offrir une lecture que risque d’émousser les différences entre les littératures au profit d’un paradigme interprétatif d’ensemble, dans ce numéro de Abril les auteurs se montrent très attentifs  à souligner la particularité de chaque discours.  Le croisement des axes thématiques et stylistiques entre les différentes littératures est analysée et problématisée, mais chaque expression maintient sa spécificité dans les interprétations qui en sont données dans les articles.

Au-delà du thème général annoncé par le titre, les différents essais qui composent ce numéro d’Abril sont aussi reliés, sur le plan thématique, par la centralité accordé à l’analyse du discours identitaire. La recherche d’une identité collective et nationale qui, si souvent, anime les littératures des pays sortis de la colonisation – mais aussi au sortir d’une longue dictature, comme dans le cas du Portugal –, est lue ici dans le contexte du processus de globalisation. Les pays africains, qui furent colonies portugaises, n’ont conquis leur indépendance qu’à la moitié du XXe siècle ; ils sont actuellement en train de vivre un processus de construction de l’identité nationale, alors que les concepts de postmodernité et de globalisation font de l’idée même de nation et de culture nationale des concepts à actualiser et à problématiser.

En outre les articles qui figurent dans le sommaire de ce numéro, sans vouloir réduire la complexité des objets analysés ni les différents approches critiques, partagent tous une même volonté de questionner l’atténuation des frontières entre les genres littéraire, ainsi que le statut du discours de ce que Bhabha définit comme les grands récits, dans l’écriture contemporaine des pays africains de langue portugaise et du Portugal.

Si donc le thème identitaire  se retrouve dans tous les textes proposés par ce numéro de la revue, les articles de Deolinda Adão et de Simone Pereira Schmidt le déclinent dans une analyse de la représentation de l’identité noire et africaine à l’époque coloniale. Les deux articles proposent une lecture des croisements esthétiques et idéologiques entre les mouvements pan-africains de la Renaissance de Harlem et de la Négritude et la littérature des pays africains de langue portugaise. Une lecture intertextuelle des différent mouvements qui permet non seulement de tracer une  généalogie de l’idée de négritude dans la première moitié du XXe siècle, mais aussi une lecture qui reconnait l’existence d’un espace symbolique, dénommé  par Paul Gilroy Atlântico Negro, où le dialogue entre les littératures se réalise sur un plan supranational mais sans la médiation de la culture officielle, des élites blanches et des colonisateurs.


Pour restituer la dimension de cet échange, Deolinda Adão présente une série d’exemples d’intertextualité directe et explicite entre les auteurs africains de langue portugaise et les écrivains de la Renaissance de Harlem. Dans le poème “Negro de todo o mundo” du poète originaire de São Tomé-et-Principe Francisco José Tenreiro (1921-1963), on retrouve la thématique de la diaspora africaine dans le monde et la notion d’un mouvement de la négritude à la dimension transcontinentale et pan-africaine. Cet exemple permet donc de démentir l’affirmation selon laquelle le concept de négritude serait parvenu aux littératures africaines de langue portugaise sous l’influence directe du mouvement homonyme francophone. La prise en compte d’un dialogue transocéanique, dans lequel la Renaissance de Harlem et le Negrismo cubain retrouvent  leur place, permet donc d’insérer la poésie de la négritude en langue portugaise  dans un contexte plus large d’influence et d’intertextualité, niant ainsi une simple filiation au mouvement en langue française.


Une conclusion à laquelle semble arriver également Simone Pereira Schmidt, à partir d’un corpus différent : son analyse de l’œuvre de la poète et journaliste mozambicaine Noémia de Sousa (1926-2003), montre que le discours poétique de la construction de l’identité negra ainsi que  les revendications anticolonialistes participent d’une conscience transnationale, suivant une évolution parallèle à celle de la négritude dans le modernisme esthétique et politique afro-américain.

Les articles de Maria Geralda de Miranda “O fim do colonialismo em Angola e a tessitura da narrativa-nação, sob o olhar de Pepetela” et de Marcelo Brandão Mattos “Estranhos deuses em concílio: uma leitura do conto Estranhos pássaros de asas abertas, de Pepetela” reprennent le discours sur la recherche identitaire, individuelle comme nationale, mais ils prennent comme objet d’analyse les pages de l’ècrivain angolain Pepetela.  La nouvelle Estranhos pássaros de asas abertas, écrite comme une introduction au 5e chant de Os Lusìadas,  comme le roman Yaka montrent non seulement la singulière trajectoire de Pepetela, mais aussi sa représentation du passé plus ou moins récent de l’Angola.  Dans l’article de Maria Geralda de Miranda par exemple, l’écriture du roman Yaka est analysée en tant que processus de codification de la matière historique. Une matière qui, filtrée par l’écrivain et la voix du narrateur, subit une altération significative. L’auteur s’interroge donc sur le traitement de la matière historique par l’écriture littéraire dans le processus de construction  de l’idée même d’identité nationale et d’imaginaire national. La présence mythique de la Yaka dans le roman homonyme, ainsi que celle des dieux et des divinité du récit analysée par Marcelo Brandão Mattos, permet à Pepetela de raconter un autre histoire de l’Angola : un récit basée sur d’autres sources, en opposition à l’histoire des causes et des événements qui traditionnellement transmet le point de vue des colonisateurs.    

Présent, passé et identité sont les thèmes que l’on retrouve aussi dans l’article "Des-re-territorialização em O vendedor de passados de José Eduardo Agualusa: uma leitura sobre espaço e poder". Ici Stella Montalvão reprend la perspective postcoloniale des autres articles mais additionne un nouvel élément au discours sur l’identité, celui de la mondialisation.  La lecture des pages du roman de l’écrivain angolais José Eduardo Agualusa devient ainsi, selon la lecture  de l’auteur, un terrain idéal de représentation de la résistance  à la déterritorialisation des individus,  symbolique comme matérielle, qui est le résultat du processus de globalisation. La relation entre l’espace, virtuel ou réel, et le territoire  joue un rôle particulièrement significatif dans la définition de l’idée de nation et d’identité des pays africains sortis de la colonisation portugaise. Stella Montalvão analyse ce contraste dans une intéressante perspective critique dans laquelle le roman O vendedor de passados de José Eduardo Agualusa construit un univers narratif où les personnages sont souvent “en transit” entre différentes identités et différents territoires.  Exilés, voyageurs, émigrants ou encore étrangers à leur propre pays, ils ont tous besoin d’inventer leur passé pour se construire une identité dans le présent.

L’analyse de la relation entre récit historique et récits narratifs, entre histoire et micro histoires dans la création d’un imaginaire collectif est proposée par les articles de Felipe Grüne Ewald, de Murilo da Costa Ferreira et de Roberta Guimarães Franco, bien que à partir d’un corpus et de prémisses  critiques  différentes.


Dans “Arte e conhecimento em Os papéis do inglês, de Ruy Duarte de Carvalho", adoptant une perspective qu’il définit lui même comme épistémologique, Felipe Grüne Ewald se propose une analyse de la modalité littéraire du roman. Pour l’auteur, comprendre la tension constante entre l’essai et la fiction ainsi que la constante variation entre registre scientifique et narratif qui alimente le texte de Ruy Duarte de Carvalho devient une façon de problématiser les liens entre la littérature postcoloniale et l’historiographie proprement dite.


La lecture de As Quybyrycas de António Quadros, proposée par Murilo da Costa Ferreira reprend le discours  sur les influences réciproques entre histoire et littérature analysant les différentes narrations de la  bataille de Alcacer-Quibir. Si cet événement  représente un moment fondamental de l’histoire portugaise, seul l’épique qui le raconte peut dépasser les limites de la réalité historique et la transformer en mythe. L’œuvre de António Quadros, en renouvelant ainsi le passé par sa représentation postmoderniste, dialogue avec les œuvres de  Camões  et de Pessoa qui racontent la bataille  et participe au processus de création et renouvellement de la mémoire collective du pays.

Avec une perspective critique et analytique inédite par rapports aux autres textes de ce numéro de Abril, l’article de Bethania Mariani “Língua, colonização e revolução: discurso político sobre as línguas em Moçambique” aborde le questionnement du thème de l’identité.  Ce n’est pas la littérature lusophone africaine avec ses représentations identitaires  qui y est analysée, mais plutôt  le processus politique qui a révolutionné le statut même de la langue portugaise : de langue unique imposée par la colonisation à langue élue de l’indépendance. L’article nous propose donc une intéressante digression sur le processus qui a porté la langue à devenir le medium privilégiée du discours postcolonial, alors qu’elle était l’emblème de la domination. Au Mozambique c’est seulement à la fin du XIXe siècle que le portugais commence à être utilisé en tant qu’instrument de l’affirmation de la domination coloniale et que sa fonction civilisatrice et hégémonique est reconnue. L’équation entre la langue portugaise et l’identité nationale portugaise devient alors un point central de la politique de colonisation, et l’usage des langues autochtones commence à être  interdit par la loi. Véritable facteur de discrimination, la langue portugaise devient rapidement la séparation entre les noirs « assimilés » que théoriquement ont droit au même traitement que les blancs, et ceux qui parlent les langues indigènes, tout en bas de l’échelle des droits.  Après un bref excursus historique,  Bethania Mariani étudie la politique linguistique adoptée par les acteurs de la révolution mozambicaine et le processus par lequel la langue portugaise change son statut de langue des colonisateurs pour devenir langue officielle choisie pour représenter l’indépendance et l’unité du pays, sans aucun  mépris pour les langues autochtones. Selon la volonté des acteurs de la libération, le portugais passe d’instrument de discrimination à langue de l’unité juridique du pays et, en réalisant l’équation une langue = une nation,  peut ainsi contribuer à rendre égaux les citoyens d’une nation libérée homogène.  L’auteur propose aussi un intéressant parallèle avec le Brésil : bien que dans un contexte historique et politique différent, les processus de décolonisation des deux pays impliquent un même changement de statut et une ré-signification  de la langue portugaise au moment de leur indépendance.

La tâche de clôturer le numéro de Abril est attribuée  à Eduardo Gonzales Moreira qui propose une interview de l’écrivain et critique littéraire portugais Fernando Venâncio, à propos de son livre Os Esquemas de Fradique, publié en 1999. Parler du personnage mythique de Fradique, né du stylo de  Eça de Queirós et de Ramalho Ortigão, et repris par l’écrivain José Edu¬ardo Agualusa, dans le roman Nação Crioula, devient ainsi une occasion formidable pour parler non seulement de littérature et d’écriture mais aussi du Portugal, de son identité et de son imaginaire.

Lu dans son ensemble ce dernier numéro de la revue Abril, conçu par ses auteurs dans la finalité de "faire le point" sur la question postcoloniale et ses usages critiques et méthodologiques,  a le mérite  de témoigner de l’intérêt que, ces dernières années, l’académie brésilienne a accordé à la production littéraire africaine lusophone. Si cet ensemble hétérogènes de littératures fait l’objet d’un numéro croissant de lectures, publications et analyses, il l’est pour sa dimension intrinsèquement postcoloniale ainsi que pour le thème central de la recherche identitaire, individuelle comme collective. Un thème qui, pour les auteurs de la revue, devient, par reflexe, l’occasion pour penser et repenser la culture et la littérature in toto.

 

 

Giulia Manera
Université Paris Ouest Nanterre La Défense