Numéro 13 : Textes et documents

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Paroles et Pas "Naturellement – Théorie et jeu d’une danse brésilienne

par Antonio Nóbrega

 

 

Traduction Edilene Dias Matos

& Idelette Muzart – Fonseca dos Santos



Ouverture

 

Fig. 1. Improvisation par Antonio Nóbrega pendant la représentation

Fig. 1. Improvisation par Antonio Nóbrega pendant la représentation

 

En Juillet 2009,  au théâtre Paulo Autran, unité SESC - Pinheiros, à São Paulo, se donnaient les premières présentations du spectacle de danse "Naturalmente - teoria e jogo de uma dança brasileira" ("Naturellement - théorie et jeu d'une danse brésilienne").  Je dis spectacle, mais on pourrait le considérer comme un cours bien illustré ou comme un spectacle commenté.  Quoi qu'il en soit, cours-spectacle ou véritablement spectacle  - comme je préfère le considérer -  le fait est que cette courte série de représentations devait, à ma grande surprise, déclencher un véritable périple de représentations.   Une première et bonne nouvelle me parvint à la fin de cette première semaine.   Danilo Miranda, directeur du SESC São Paulo, qui y assistait, souhaitait faire enregistrer le spectacle par le SESC et, bien sûr, j'ai accepté immédiatement.    L'enregistrement fut réalisé en 2010, sous la direction de Walter Carvalho, vieil ami et partenaire d'autres enregistrements.    Après ces premières représentations et jusqu'à son édition en ​​DVD, le spectacle reçut plusieurs prix et un excellent accueil du public et de la critique.

 

Je conservais néanmoins quelques doutes,  une sorte  d'insécurité quant à la nature même de ce spectacle.   Je craignais, surtout, que les textes qui en faisaient partie n'intéressent pas vraiment le public et finissent par le lasser.   Mais, par chance, cela n'arriva pas.  Bien au contraire, je pus constater encore une fois la générosité de l’accueil du public, intéressé et soucieux de bien comprendre les paroles. Leur liaison organique aux performances amena le public à les accepter d'une forme presque fluide, comme s'il s'agissait de paroles-danses...   de paroles qui se complètent dans le mouvement des corps.

 

Le texte qui suit est un enregistrement quelque peu augmenté de ces paroles. J’ai profité de leur publication pour essayer de les approfondir. C’est une tâche que je souhaitais assumer depuis quelques temps et voilà l’occasion donc de m’y mettre[1].

 

Je situerai, tout d’abord, le lecteur par rapport au « spectacle ». Sur un écran géant placé au fond de la scène, tout commence par l'exhibition d'une collection multi-facettes de moments chorégraphiques de plusieurs danses populaires. Ces scènes sont extraites d’une série télévisée  - Danses Brésiliennes -, que j’ai réalisée avec ma femme, la danseuse Rosane de Almeida, et que nous avions conçue avec le cinéaste Belisário Franca qui l’a également dirigée.

 

Lors de l’exhibition de cette vidéo d'environ cinq minutes,  au son de mon violon et de la zabumba de Zezinho Pitoco, le public écoutait la bande sonore (originale) composée des œuvres suivantes : la polka Medrosa (Anacleto de Medeiros) ; le frevo Corisco (Lourival de Oliveira) et le baião Mourão (Guerra Peixe).

 

 

Première partie


Fig. 1. Improvisation par Antonio Nóbrega pendant la représentation

Fig. 2. Improvisation par Antonio Nóbrega pendant la représentation


Le spectacle, qui commence maintenant, est un peu particulier.  Je souhaitais depuis longtemps présenter au public quelques idées sur la danse contemporaine brésilienne et ses matrices populaires. J'ai donc choisi d’envelopper ces idées dans le corps d'un spectacle. Cependant, une crainte m’envahit : cette jonction performance/parole serait-elle une si bonne idée? Un spectacle, comme celui-ci, qui porte comme sous-titre "Théorie et jeu d'une danse brésilienne", peut-il vraiment attirer le public? Après avoir longuement réfléchi, j’en conclus que ces doutes ne seraient dissipés que par la représentation sur scène.

 

Les premières images du spectacle donnent un petit échantillon de pas, pirouettes, marches en canard, postures, gestes et procédures chorégraphiques présents dans le riche imaginaire corporel du peuple brésilien, qui est le fruit d'un processus de métissage culturel qui traverse les quatre premiers siècles de notre histoire. Au Brésil, des patrimoines culturels immémoriaux se sont rencontrés et ont été à l’origine de nombreuses manifestations artistiques dans lesquelles la présence corporelle est remarquable.

 

J'appellerai dorénavant "matrices culturelles fondatrices"[2] les chants, les récits, les mythes, les danses ─ ou leurs fragments  ─ provenant de différentes nations africaines, apportées jusqu’ici, de différentes cultures indigènes rencontrées au Brésil  et des différents dialectes culturels ibériques, arrivés jusqu’à cette terre.  C'est de la réunion de ces éléments fondateurs, dans un dialogue lent et patient, que sont nées les premières matrices culturelles brésiliennes.   Nos fêtes, nos danses, les chants, les mythes et les récits de mon pays découlent de ce processus de métissage culturel.

 

Dans le cas de la danse, ce syncrétisme des matrices donne lieu à un riche creuset de manifestations qui se déverse sur tout le pays.     Nous pouvons dire que ces manifestations se regroupent autour de quelques familles.   L'une des principales est la famille des tambours [batuque].

 

Du point de vue chorégraphique, ces manifestations ont en commun une danse en forme de ronde, le martellement du sol avec les pieds [sapateado], le claquer des mains et, en particulier, le coup de ventre [umbigada],  ou sa seule insination.    Sur le plan musical, la similitude se traduit par le chant refrain-couplet (surtout dans les quatrains de vers heptasyllabiques) et par le recours à 'une percussion à base de tambours frappés avec les mains, de différentes tailles et, en général, disposés verticalement sur le sol. Certains groupes utilisent aussi le ganza, le reco-reco, le tambourin, l'alfaia et parfois un pot en fer blanc percutée avec des baguettes, à l’exemple du coco-de-zambê.    L'origine de la famille des tambours remonte aux réunions festives, aux célébrations et pratiques religieuses -  les calundus - réalisées par les Noirs dans leurs rassemblements, les senzalas et  quilombos, au cours de notre long processus de colonisation. Ce genre de manifestation, avec des particularités régionales et sous des noms différents, est présente dans tout le pays : coco de ronde, de plage, ou tout simplement  coco,  dans le Pernambuco, en Alagoas et en Paraíba; coco-de-zambê dans le Rio Grande do Norte, samba rural, à l'intérieur de Bahia, tambour-de-créole, dans le Maranhão; jongo dans l'État de Rio de Janeiro, batuque dans l'État de São Paulo, carimbó dans le Pará, etc.   C'est encore de cette famille que provient le samba du Brésil, terme issu de semba qui signifie "umbigada" en langue bantou.

 

La deuxième famille est celle des cortèges. Ces manifestations proviennent directement de l'ancienne procédure coloniale de couronnement des rois du Congo: ces rois noirs, en général des esclaves, élus par d'autres esclaves, avec le consentement intéressé de la Couronne portugaise elle-même, avait le pouvoir de « gouverner » une communauté particulière  communément appelée « la nation ».    Les jours de couronnement de ces rois noirs, comme dans les jours consacrés aux fêtes religieuses des Saints noirs  - comme N. Dame du Rosaire [Nossa Senhora do Rosário]  et  Saint Benoît [São Benedito], des cortèges-spectacles festifs étaient organisées.  La musique d’accompagnement de tels cortèges – encore aujourd’hui en plein essor - se compose de chants -  mélodies [toadas], chants de louanges et bénédicités - animés par une percussion sonore, équipée de robustes tambours et caisses « de guerre » ou taróis. Chorégraphiquement, outre les pas et les mouvements  pendant le déplacement du cortège et, dans certains défilés, le jeu des bâtons, des représentations de danses-mimées, qui simulent d’anciens combats qui rappellent l'Afrique, continuent à s'intégrer au défilé.   Les  moçambiques, les maracatus, les congadas, les congos, les cucumbis, les taieiras, et bien d’autres, appartiennent à cette famille.

 

La troisième et la plus spectaculaire de ces familles est celle des spectacles ou des fêtes populaires proprement dites.  Leur origine remontent le plus souvent aux fêtes de janvier ou fêtes des rois  [reisadas ou janeiras] portugaises: des groupes demandant l’aumône en cortège allaient de maison en maison, dans les rues des villages,  en chantant et en louant la naissance de l'enfant Dieu et l'arrivée des Rois Mages, à l'époque de la Nativité chrétienne – au solstice de l’hiver européen.  Ils se déplaçaient au son des violes, des rébecs, de petites guitares portugaises [cavaquinhos] et autres instruments de percussion. Au Brésil, au fil des siècles,  ces petits groupes itinérants - également connus sous les noms de ternos et ranchos -, ont intégré à leurs errances des types et des figures de théâtre, de différentes origines, telles que des chansons traditionnelles, des récits en vers chantés [romanceiro], des personnages populaires, des mythes, etc.

 

Lors de leurs visites aux maisons du village pour porter chance ou « tirer les rois », ces éléments dramatiques étaient présentés dans de petites saynètes ou des dialogues mimés, dansés ou chantés.  Ces petits groupes, au Brésil, seront appelés reisados.   Chacun de ces reisados avait le droit de porter le nom ​de l'une de ses figures, la plus représentative.  Il y avait donc le reisado de João do Vale, celui du Pinica-pau, celui du Jaraguá, celui du Cavalo-marinho, etc.    Au fil du temps, ces groupes vont se fondre en un seul reisado; ils perdent également perdre leur caractère déambulatoire, pour se convertir en une troupe d’acteurs - brincantes qui se fixent dans une région particulière pour y présenter leur grande galerie de types et de figures.    Ainsi, ces reisados se perpétuent sous les noms de Bumba-meu-boi, Cavalo-marinho, Boi-Bumbá, Boi-de-mamão, Boi-de-reis, Cordão-de-bichos, Auto-dos-guerreiros etc, selon les régions du Brésil. La présence et la persistance du mot « bœuf » relié à la plupart de ces représentations, sont dues au fait que l'intrigue dramatique du « bœuf » a une signification magique et religieuse remarquable ─ identifiée avec la complexe dualité  de la mort et de la résurrection ─ et un grand pouvoir de séduction et d'enchantement en raison des singeries, des attaques et autres plaisanteries de cette figure-totem - êh, bumba, meu boi!     Ces plaisanteries ou brincadeiras (noms donnés au spectacle par les propres membres du groupe), abritent la danse, le chant, la musique instrumentale, la comédie, le drame, le récitatif, la pantomime etc.

 

Dans ces brincadeiras, la musique possède une importance vitale. Généralement exécutée par de petits ensembles formés de musiciens-chanteurs qui jouent de différents instruments autant qu’ils chantent des louanges ou des chansons, c'est la musique qui conduit le spectacle tout entier.  Selon la région, les musiciens se servent d'instruments à cordes et d'harmonie comme le rébec (nom populaire donné au violon), l'alto, le cavaquinho, la guitare et l'accordéon; et d'une grande variété de percussions comprenant tambourin, ganzá, reco-reco, grosse caisse etc Un véritable petit orchestre instrumental et vocal, une vraie nourriture spirituelle pour le déversement d'un imaginaire culturel étourdissant et kaléidoscopique.

 

Pour qui veut éprouver ce que je viens de dire, il suffit de suivre une représentation du  cavalo-marinho, sur un bout de terre battue, dans un petit village de la région de la canne-à-sucre dans l’Etat de Pernambouc, pendant les mois de novembre à janvier, du milieu de la nuit de samedi jusqu’à l’aube du dimanche. Là, sous les pieds agiles de la troupe des brincantes, la poussière se lève et le sol tremble...   En suivant ces spectacles, je pense aux célèbres spectacles de théâtre-danse asiatiques: le Kathakali indien, le kabuki japonais, le barong balinais, l'opéra de Pékin, ces formes de spectacles  dont les metteurs en scène européens et américains - tels  Bob Wilson, Peter Brook, Ariane Mnouchkine, parmi d'autres - s'inspirent pour leurs créations.

 

À côté de ces grandes familles, il y a encore des cas particuliers, qui diffusent aussi une riche culture corporelle. C'est le cas de la capoeira, de la danse du frevo, des danses dramatiques comme les congos et  la  Nau Catarineta ou encore des danses afro-brésiliennes liées au culte des orishas, entre autres.

 

Je conclue ici la première partie de mon discours. Elle précède la première chorégraphie, présentée par une petite suite de danses populaires. Un voyage chorégraphique à travers les mouvements et les procédures caractéristiques de quelques danses populaires tels que le caboclinho, le cavalo-marinho, le maracatu rural, la capoeira et le frevo.

 

De la présentation de cette suite, je demanderais au public de retenir deux choses importantes: le vocabulaire (des pas, des pirouettes, des sauts etc.) et la force qui anime ce vocabulaire.

 

 

Deuxième partie

 

Les éléments qui composent un langage de danse sont présents aussi bien dans la danse classique européenne que dans les danses classiques de l'Inde, dans les danses de Bali comme dans le Flamenco, entre autres langages de danse.   Et tous ces langages ont eu,  au cours de leur gestation, une fructueuse relation avec les matrices ancestrales et collectives de leurs cultures.  Le Ballet classique, par exemple, assimila, à l'origine, des pas de la  pavane, de la sarabande,  de la gigue,  du menuet, de la bourrée, des danses qui étaient, pour ainsi dire,  les caboclinhos, les batuques, les congadas et les folias de la culture européenne.

 

Le point de départ de ma tentative de codifier un certain langage brésilien de la danse a été la réunion de pas, de sauts, de pirouettes, de chutes etc. – un imaginaire lexical – provenant de plusieurs danses. Par ce moyen, il a été possible de composer un vocabulaire-synthèse, large et varié.   Une synthèse nouvelle et ample, car, en fait, nos danses populaires sont le résultat de collages divers de danses, ou de leurs fragments – indigènes, africains et ibériques - qui ont été plus ou moins démantelées au cours du processus d'adaptation coloniale. Heureusement ce démantèlement n'a pas empêché que ces fragments se collent et se réorganisent  en d'autres configurations, faisant apparaître  de nouveaux dialectes du corps, c’est-à-dire des danses populaires variées, selon les différentes régions du Brésil, portant une grande richesse symbolique et un énorme potentiel chorégraphique.

 

L'un des objectifs de ces explications au cours du spectacle est de montrer comment, à partir de cette jonction de mouvements, je peux en proposer leur articulation et leur combinaison.    Mais cela, nous le verrons mieux après la présentation de quelques danses en solo et duo.     Les pas y sont déconnectés des univers folkloriques d'où ils proviennent et ils s'ouvrent ainsi à de nouvelles configurations expressives.

 

À la suite, Maria Eugênia et Marina Abib ont dansé les œuvres musicales: Tempo de caboclinhos (Ernani Aguiar) ; Cabeça de porco (Anacleto Medeiros) et Suite cinéma (Rota et Chaplin); et quant à moi, j'ai dansé  Guerreiro (Antonio Madureira) et Gaiata (extrait de la suite Casse-noisette de Tchaïkovski).

 

Fig. 2. Maria Eugênia et Maria Abib dans « Cabeça de Porco »[Tête de Cochon]

Fig. 3. Maria Eugênia et Maria Abib dans « Cabeça de Porco »[Tête de Cochon]

 


Troisième partie

 

Comment configurer techniquement ce langage?

 

D'abord par l'articulation et la combinaison de l'ensemble des mouvements recueillis de différentes danses ─ le vocabulaire ou le lexique, si on préfère le nommer ainsi ─ à partir de la fixation de quelques positions-base.  Ces positions-base sont issues de l'univers même des danses et ce sont elles qui donnent une unité formelle et structurelle au vocabulaire et fournissent, en même temps, une énergie supplémentaire très importante pour la performance du danseur. À partir de ces positions-base, je peux non seulement cartographier tout l'univers de ces mouvements et de ces pas appartenant au vocabulaire-synthèse, mais aussi démembrer chacun de ces mouvements et de ces pas en plus petites unités lexicales.    En fait, tous ces langages de danse,  mentionnés ci-dessus sont fondés et structurés également à partir de certaines positions. Dans la danse classique de tradition européenne, par exemple, il y en a cinq.

 

Je vous en présente quelques-unes établissant un petit parallèle avec celles qui sont présentes dans d'autres langages de danse, tels que le  kathakali indien, la danse du Barong à Bali, etc.

 

Quand je sens que le public montre un intérêt accru pour le sujet, je rallonge un peu plus cette démonstration, en montrant comment démembrer les pas en unités encore plus petites, en tout petits pas (passitos), comme j'aime à le dire aux danseurs qui travaillent avec moi.

 

Dans une seconde étape, par l’exploration et l’approfondissement d’un certain tempérament commun dans la façon qu’a ce vocabulaire de bouger.  Lorsque j'ai commencé à étudier et à apprendre les danses populaires, je me suis aperçu  qu'elles avaient quelque chose en commun de très particulier et significatif. Au-delà du vocabulaire, il y avait dans les mouvements des danseurs c’est-à-dire dans leur façon de bouger, une chose singulière qui se traduisait en agaceries, en  spasmes, en dandineries, en déhanchements, en leurres.  D'où venait tout cela? Qu'est-ce qui déclenchait ces manières de faire? À quoi correspondait-il, du point de vue technique?

 

En observant et en étudiant plus attentivement les danses, j'ai pu comprendre que ce savoir-faire particulier, ce que j'appelle « tempérament », était le reflet direct de l'esprit de la musique qui les animait.    Une musique dont le caractère était fortement marqué par la présence et la mise en valeur de temps contre métriques, ou contretemps, et de temps syncopés, ne pouvait qu’être à l’origine de ce type de procédures corporelles.    Pour ceux qui l'ignorent, la syncope est une sorte d’altération rythmique qui consiste à prolonger le son d'un temps faible sur un temps fort.  Normalement, on marque le temps musical par ce mouvement ...

 

Pour la plupart des gens, cette explication ne suffit pas à comprendre en quoi consiste vraiment la syncope ...   Et c'est pour cette raison qu’à ce moment-là, tout en essayant de montrer au public ce qu'elle est, j'explique comment est composé le temps musical, à partir de temps forts et faibles (contre métriques ou contretemps) et que le temps syncopé s'insère précisément entre eux. Je le démontre en battant dans mes  mains: la main marque le temps fort quand elle tombe et lorsqu'elle remonte, elle marque le temps faible; entre les deux, juste en les croisant, se trouve la syncope.

 

Puis, pour éclairer davantage la question,  je demande à deux danseuses de danser sur deux rythmes populaires où la syncope est facilement détectable, comme le Samba de parelha (paire) (genre de danse appartenant à la famille des batuques) et le maracatu (un défilé).

 

J’achève ce dernier discours jouant le « choro » Simplicidade de Jacob do Bandolim, en expliquant et au public que ce genre de musique instrumentale brésilienne est justement une forme musicale très syncopée.

 

 

Final

 

Pour la préparation de cette Théorie et Jeu d'une danse brésilienne, j'ai dû faire appel au Grande Fundo Patrimonial e Universal da Cultura (Grand Fond Patrimonial et Universel de la Culture).    En plus de l'étude et de la convivialité avec les artistes populaires, j'ai également entrepris d’étudier plusieurs langages de danse-théâtre de l'Occident et de l'Orient;  j'ai beaucoup lu sur l'art de l'acteur et du danseur, en particulier l'œuvre  du metteur en scène et théoricien italien, Eugenio Barba; et, surtout, j'ai eu la joie de profiter des enseignements de mon regretté ami, mentor et chorégraphe, Klaus Vianna.

 

Ce flux d’échanges entre l'universel et le local a pour moi une dimension symbolique dont j'aimerais que ce spectacle puisse être le reflet.    Notez bien: théorie et jeu, parole et performance,  temps forts et temps faibles, danses caractérisées par l'énergie du masculin et d'autres par l'énergie du féminin, ce sont des procédures, des catégories ou des façons d'être aussi opposées que complémentaires.    Harmoniser, concilier, chercher l'équilibre de ce jeu continu de contraires, voilà ce que, peut-être, j'ai vraiment recherché avec ce spectacle. Telle serait la transcendance à laquelle je pourrais aspirer: la réaffirmation de l'esprit de fraternité entre les opposés, l'un des plus grands retards de civilisation que nous portons en nous.   La civilisation européenne ou occidentale dont les normes et valeurs, dans presque tous les domaines, sont aujourd'hui hégémoniques, nous offre, à côté de son extraordinaire richesse civilisatrice, technologique et culturelle, un monde de contradictions et de pertes.   Elle nous offre un système-monde avec de terribles antagonismes.   Un système-monde dans lequel les opposés sont constamment  incompatibles, empêchant  le jeu nécessaire et fructueux de l'altérité. Un monde, donc, de nature bipolaire. D’où un extraordinaire développement technologique réservé à une petite parcelle des habitants de la planète. D’où la concentration d'énormes richesses – hiperconsumérisme –  qui contraste avec l'immensité de la pauvreté et  de l'exclusion. D’où l’opposition radicale d’une raison instrumentale ou pragmatique hypertrophiée versus un atroce obscurantisme. Enfin, un système-monde trop dichotomisé dont les symptômes s'établissent aujourd’hui dans le monde de l'art et de la culture.  Le cas de la musique est exemplaire : selon les normes occidentales, il faut toujours choisir entre classique et populaire. Haute et basse culture. Il nous semble qu'il n'existe pas d'espace de dialogue naturel et fertile, de syncrétisme réel entre ces deux manières d'être qui ne sont qu'apparemment inconciliables. (Il faut rappeler que l'orchestre symphonique et le rock sont des imbrications ou des chevauchements d'un seul monde culturel. Et l'un refoule l'autre. Ce sont deux mondes dont l'écoute exige deux attitudes diamétralement opposées).

 

Ecoutez le "choro" Simplicidade (Simplicité) de Jacob do Bandolim.    S'agit-il d'une musique populaire ou d’une musique classique?  Ne pourrions-nous dire que  ce genre de musique se trouve exactement au centre, juste sur la ligne frontalière entre ces deux mondes conciliables ?  Une musique aussi populaire qu'érudite, c’est-à-dire articulée autant dans une pulsation rythmique (base de la musique populaire), jouée par un phrasé « plus libre »,  qu'appuyée sur des modèles sophistiqués d'harmonie, de contrepoint et d'exécution. Certes, je ne parle pas ici de musique populaire transformée en érudite ou de musique classique rabaissée.   Il s'agit d'une musique "organiquement" aussi érudite que populaire, aussi cérébrale que sensorielle,  à la fois dionysiaque et apollinienne.    Le jazz et le choro, en dépit de leurs différences naturelles,  ont en commun la même disposition à l'ambiguïté d'être une musique qui nous touche par les sens et par l'intellect, et nous pousse à danser autant qu’à l'écouter tranquillement.

 

La danse du frevo de Pernambuco, comme la musique qui est son double, nous semble également annuler cette idée d'oppositions non conciliables, parce qu'en articulant tous les opposés possibles, elle les intègre dans un jeu continu - ou une symbiose parfaite - où les temps forts,  contre métriques et syncopés de la musique se mêlent viscéralement, sous une forme intra-dialectique, qui invite le danseur à s'exprimer de manière contenue, effrénée, géométrique, transcendante, pyrotechnique, religieuse...  et bien d’autres choses encore. Et que dire de notre capoeira ?   Jamais on a vu un tel florilège de mouvements martiaux (des coups d'attaque et de défense) mélangés aux déhanchements, aux feintes, sauts, procédures acrobatiques, contorsions, tricotets, tout cela sous l'impulsion profonde de l'esprit de la musique.  D'où vient cet esprit ?

 

Avant d'essayer de répondre à ma question,  j'ouvre une parenthèse pour rappeler que le frevo est fils de la capoeira.

 

D'où vient cet esprit ?

 

Il vient de ce que notre ligne du temps culturel populaire conserve des modèles de comportement, des formes, des façons, des contenus, des représentations symboliques, valeurs et structures, caractéristiques et procédures [...] qui, ou bien ont été laissés de côté par la marche culturelle et civilisatrice de la ligne du temps hégémonique, européenne ou occidentale, ou bien ne furent jamais visités par elle, ce qui, à mon sens, est moins probable. Le nouveau est toujours vivant. Il y a comme un nouveau souffle d'humanité dans l'air...  Un "nouveau" dont l'ordre du jour, dans tous les sens du terme, n'est pas de séparer, mais plutôt d’accueillir, d’intégrer, de rendre syncrétique, de métisser.   Et ce "nouveau" somnole en particulier dans des cultures jeunes et dans celles qui ont eu, dans le dynamisme de leurs développements, une relation plus active avec l'univers sensoriel, grégaire, émotionnel et symbolique, c’est-à-dire dans des cultures où la perception dichotomique du monde est plus diluée, l'image du ciel et de l'enfer plus brouillée et la représentation psychique et religieuse du monde est à la fois masculine et féminine. La chronologie culturelle brésilienne populaire a parcouru une trajectoire singulière et expressive, emplie de nouveaux signes.   L'un de ses signes réside dans notre flexibilité à dialoguer avec le différent.  C'est l'un de nos signes que nous avons su utiliser positivement la plupart du temps.   Notre métissage en est la preuve la plus éloquente : un métissage qui se révèle aussi par le caractère syncrétique de la culture avec laquelle il est jumelé et qui nous donne, d'emblée, culturellement, un pays aussi unique que divers.  Cela ne signifie pas cependant que nous avons su utiliser positivement tout ce kaléidoscope de signes, contenus et valeurs présents dans notre ligne du temps culturel populaire.  Voilà, par exemple, la « manière brésilienne » (jeitinho) qui nous contredit tout le temps.   En fait, ces valeurs, ces contenus et ces signes peuvent nous aider à nous débarrasser des liens que le côté vieillot et épuisé de la ligne du temps culturel occidental nous a imposés, mais ils peuvent aussi nous desservir, en approfondissant un peu plus cette soumission.

 

C'est à nous encore, et à titre prioritaire, d’assumer cette tâche, toujours remise à plus tard, de mieux nous connaître, de mieux nous comprendre pour que,  par la suite, on puisse atteindre la sagesse de choisir ce que chacune de ces deux lignes de temps nous offre de meilleur, en ce moment qu'on appelle modernité.    Il faut savoir où et comment elles se croisent pour produire la grande ligne du temps culturel Brésil : ni populaire, ni érudit, ni universel, ni régional et tout cela à la fois. Et, à défaut d’un autre nom, la ligne du temps culturel brésilien.   Planétairement brésilien.   Cette conciliation, voilà notre grande tâche, notre tâche vitale.

 

Mes amis, c'est sous cette perspective que se présente à moi la question de la Culture Populaire.

 

En conclusion, cette ligne de temps culturel qui est la nôtre et que je préfère appeler Mátria, ne serait-elle pas l'un des plus importants pôles de rayonnement culturel ?  L'une des plus vigoureuses sources et réserves de culture que nous avons pour le rajeunissement et l'équilibre culturel  du monde ?   Avec ce « Naturellement », en essayant d'établir ce dialogue à travers l'univers de la danse, j'ai cherché aussi à proposer une alternative : un chemin qui nous conduirait, entre autres choses, à une compréhension plus vraie du lieu où se rencontrent l'ancien et le nouveau, l'archaïque et le moderne.

 

C'est là ce que j'avais à dire.

 

Avec les trois dernières chorégraphies, le spectacle  est presque fini.  Merci.

 

Je danse ensuite l'Ouverture de la suite en ré majeur de Bach;  Marina Abib  danse « Gnossienne n° 1 » (d’Erik Satie) et Maria Eugênia danse le choro «Santa Morena » de Jacob do Bandolim.

 

À la fin de ces danses, je reviens pour la dernière fois sur scène et j’ajoute :

 

J’ai encore un petit commentaire.

 

Ce spectacle était presque prêt et je n'avais qu'un sous-titre à lui donner  «Théorie et jeu d'une danse brésilienne » qui me fut inspiré par une conférence du poète espagnol Federico Garcia Lorca dont le titre était "Teoria y juego del Duende", et dans laquelle il rendait hommage à la chanteuse espagnole Pastora Pavan.

 

J'ai pensé que ce nom irait bien comme sous-titre de mon spectacle. Mais, et le titre proprement dit, quel était-il? J'ai discuté de cette question avec Rosane, ma femme, et tout en commentant une chanson qui, à l'époque, me plaisait beaucoup pour danser et improviser, Rosane m'a suggéré de donner au spectacle le titre de cette chanson, écrite par l'un de nos plus grands compositeurs, Dominguinhos, qui l'a improvisée lors de l'enregistrement d'une émission. C’est seulement lorsque son producteur lui a demandé le titre de la chanson, afin de le mettre dans le programme, qu'il y  a réfléchi ... Naturellement.

 

 

Voir :


DVD Naturalmente – Antonio Nóbrega, Maria Eugênia e Marina Abib, Selo SESC :

https://www.youtube.com/watch?v=oVzwKgXUD78

 

SescTV - Dança: Naturalmente - Teoria e Jogo de uma Dança Brasileira - Antonio Nóbrega :

https://www.youtube.com/watch?v=jXZRIBxtIVA

 

Personagens du Cavalo Marinho : Crédito: Extra du DVD Lunário Perpétuo - Antônio Nóbrega :

https://www.youtube.com/watch?v=iqzvynCZvnQ

 

 

Antonio Nóbrega - Profil de l’auteur


Antonio Nóbrega est né à Recife, Pernambouc, Brésil, en 1952. Violoniste depuis l’enfance, il participe, dès les années 1960, à l’Orchestre de Chambre de Paraíba et à l’Orchestre Symphonique de Recife. En 1970, Ariano Suassuna l’invite à intégrer le Quinteto Armorial, groupe précurseur de la création d’une musique de chambre brésilienne aux racines populaires.

 

Son immersion dans l’univers de la culture populaire l’amène, à partir de 1976, à développer un style propre de création en arts de la scène et musique, avec la présentation des spectacles suivants : “A Bandeira do Divino”, “A Arte da Cantoria”, “Maracatu Misterioso”, “Mateus Presepeiro”, “O Reino do Meio-Dia”, “Figural”, “Brincante”, “Segundas Histórias”.

 

En 1993, il lance le spectacle “Na Pancada do Ganzá” en scène et en CD ; en 1997, il fait de même avec “Madeira Que Cupim Não Rói”. En 1999, il participe au Festival d’Avignon (France) où il présente le spectacle “Pernambouc”, élaboré spécialement pour le public français.

 

En 2000, “O Marco do Meio Dia” est présenté à Lisbonne, puis à  Paris, Hannovre et dans plus de vingt villes brésiliennes. L’année 2002 est celle du spectacle “Lunário Perpétuo” et du DVD homonyme, dirigé par le cinéaste Walter Carvalho. En 2004, il réalise, en partenariat avec le cinéaste Belisário Franca, la série “Danças Brasileiras” présentée sur le Canal Futura, à partir de la même année.

 

A partir de 2007, le spectacle “Passo” marque le début d’une nouvelle articulation entre son travail de musicien et celui de danseur et chorégraphe. Entre  2006 et 2008, il lance un spectacle entièrement consacré au frevo “Nove de Frevereiro », enregistré, sous la direction de Walter Carvalho, en deux CDs et un CVD.

 

En 2009, il présente pour la première fois “Naturalmente – Teoria e jogo de uma dança brasileira”, dont le DVD est produit par le SESC en 2011, toujours sous la direction de Walter Carvalho.

 

Antonio Nóbrega a présenté ses spectacles dans de nombreux pays, dont le Portugal, l’Allemagne, les Etats Unis, Cuba, la Russie et la France. Il a reçu plusieurs prix, parmi lesquels : le TIM, le SHELL, le Mambembe, le prix de l’APCA et le prix Conrado Wessel. Il a obtenu, à deux reprises, la décoration du Mérite Culturel.

 

Avec sa femme, Rosane Almeida, il a créé et il dirige, à São Paulo, l’Institut Brincante, où ils donnent des cours et des ateliers, organisent des expositions et des rencontres afin de présenter aux Brésiliens eux-mêmes un Brésil encore mal connu. Il a terminé récemment, avec Walter Carvalho, la réalisation d’un long-métrage sur son oeuvre.

 

Site personnel : http://www.antonionobrega.com.br

 


[1] Ce texte a été publié en portugais dans la revue Estudos Avançados, 26 (76), São Paulo set./dez. 2012, ISSN 0103-4014, http://dx.doi.org/10.1590/S0103-40142012000300027

[2] Avec Darcy Ribeiro, O Povo Brasileiro: A formação e o sentido do Brasil. São Paulo : Companhia das Letras, 1995.